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Fanfiction Divergente 4 - Résurgence, Chapitre 39

CHAPITRE TRENTE-NEUF



Hommes et matériels sont installés au centre du carré de rondins de caoutchouc qui délimite leur espace de vie, sur l’aéroglisseur. Le technicien vérifie le parfait état de la mécanique et du moteur, donne les derniers conseils de base à Tobias. L’eau et les vivres sont chargés dans les réservoirs et les casiers, chaque membre de l’équipe s’est attribué ses rangements et y a placé son matériel. Le départ est prévu quelques minutes plus tard.


Tris est nerveuse. « C’est quand même un projet très audacieux que de vouloir ajouter à un lac un quart de son volume ! », pense-t-elle. « Mais pas plus que d’avoir voulu le lui retirer deux cents ans plus tôt. S’ils l’ont fait dans un sens, on doit pouvoir rétablir la situation antérieure ».


Elle regrette aussi de partir en expédition sans avoir pu se réconcilier avec son frère. Très occupée, Tris n’a pas eu le temps de retourner le voir, et Caleb n’a pas cherché à le faire non plus. L’expédition peut comporter des risques, les regrets de Beatrice de ne pas avoir pu régler tous ses conflits avant de mourir sont inscrits dans ses cellules. Tris espère ne jamais avoir à regretter ce genre de choses.


Tobias, lui, lève le nez au ciel. Le temps est maussade, et il redoute la pluie, et d’avoir à couvrir l’Hovercraft et s’enfermer sous la bâche. Il a beau avoir affronté sa peur de l’enfermement des dizaines de fois pour tenter de s’en débarrasser, il n’y est jamais parvenu. Tout au plus arrive-t-il à dominer sa panique en essayant de penser à autre chose. Par contre, le vent léger souffle du sud, ce qui avantage la progression du véhicule.


L’aéroglisseur a été stationné à l’extérieur du dernier pont séparant le lit de la rivière Chicago et l’ancienne embouchure sur le lac Michigan. Déjà, depuis des semaines que le débit de la rivière se partage entre ce bras Est et le lit originel, vers l’Ouest, par le canal vers la rivière Des Plaines, l’embouchure n’est plus un marécage mais un petit lac, qui progresse insensiblement vers la clôture.


Le long du mur, les travaux progressent. Les ouvriers travaillent d’arrache-pied, parfois de nuit, profitant de l’illumination de la clôture métallique. Deux larges ouvertures ont été percées et le mur a été entièrement hydrofugé, de part et d’autre, sur toute la longueur qui sera plus tard sous l’eau. Des pontons d’accostage sont prévu tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la clôture, pour faire de Chicago le plus grand port connu sur le lac. La gouvernance espère ainsi dynamiser les échanges et le commerce avec Milwaukee et place de grands espoirs dans l’expédition pour trouver d’autres partenaires isolés avec lesquels, progressivement, rétablir des liens culturels et commerciaux brisés par la guerre depuis plus de deux siècles.


Le remplissage du lac, pour le voir revenir à sa surface antérieure, prendra des mois, peut-être des années, mais déjà, les projets de circulation par voie côtière prennent forme et stimulent les esprits les plus sceptiques. Mark est chargé par la gouvernance de faire un état des lieux de la faune et la flore connue dans les eaux proches de la ville, et en chemin, afin qu’une politique tant de sauvegarde que d’exploitation puisse être construite.

  • En route ! lance Tobias pour inviter ses co-équipiers à monter à bord.

A l’extrémité de la passerelle sur la digue, un petit attroupement est venu assister au départ de l’équipe. Les proches de Christina la serrent dans leurs bras et la confient avec angoisse aux bons soins de Mark et des deux autres membres masculins de l’équipe. Les parents de Christina, Sincères, n’ont jamais bien compris la défection de leur fille, mais ont admis avoir constaté l’épanouissement de la jeune femme, malgré les épreuves et les deuils. Ils ont fini par admettre qu’aucun autre choix n’aurait pu mieux lui correspondre, puisque Christina l’affirme. Sur l’Hovercraft, les hommes terminent le rangement, personne ne les ayant accompagnés pour le départ. Seuls Johanna, Jeff et quelques conseillers sont venus les saluer. Tris baisse la tête, emprunte la passerelle et traverse la première rangée de panneaux solaires pour enjamber le cylindre de plastique qui délimite l’espace de vie. Sur le bord, Jeff et quelques hommes tirent la passerelle sur le quai. Ce n’est que quand Tobias démarre l’aéroglisseur dans un grand souffle que, au bout du pont, Tris aperçoit Caleb, debout contre la balustrade, qui lui fait un signe. Près de lui, Marcus l’imite. Avec un grand sourire, soulagée, elle répond au geste de son frère et rejoint Tobias.

  • Regarde, lui dit-elle en montrant du doigt la direction du pont où son père salue toujours.

Tobias jette en silence un œil appuyé à son père, puis se recentre sur la conduite du véhicule.

Mais au fond de lui, sans oser encore l’exprimer, il est heureux de constater qu’enfin, il compte pour son unique parent encore en vie. Assez pour que son ancien tortionnaire se déplace, qu’il assiste, sans arrière pensée, à son départ en expédition. Assez pour lui souhaiter enfin quelque chose de positif : juste un bon voyage. Plus ému qu’il ne se l’avoue, Tobias sourit discrètement et Tris pose un baiser attendri sur sa joue.


Les hélices démarrent. Dans un grand souffle qui agite vêtements et chevelures sur le bord, l’aéroglisseur se soulève de la surface de l’eau. Les hélices pivotent doucement et Tobias dirige le nez du véhicule vers le large. Debout au centre de la plateforme, Peter, Christina et Mark se concentrent sur leur équilibre, Tris serre contre elle Tobias, assis devant le pupitre de commandes, en passant son bras autour de sa taille.


Tobias dirige précautionneusement le véhicule sur le marécage qui borde désormais l’embouchure du bras Est de la rivière. Il faut absolument éviter de détériorer l’Hovercraft, leurs connaissances et le matériel embarqué ne permet pas d’effectuer de sérieuses réparations.


Après avoir suivi des yeux autant qu’ils ont pu les habitants de Chicago, sur le quai, les co-équipiers focalisent leur attention sur la grande porte récemment créée dans la clôture. Aucun d’eux n’a jamais passé la clôture autrement qu’en camion. Se déplacer, finalement assez vite, grâce à cet engin qui semble flotter au-dessus du sol représente en soi déjà une aventure.


Trois Hovercrafts au moins pourraient se croiser de front dans le passage ouvert dans la clôture. Il s’agissait, pour les ingénieurs, de limiter les forces en appui sur le mur, éviter que ne se créent dans de trop rares ouvertures, des courants puissants qui auraient mis en péril l’intégrité des embarcations, et permettre à terme une navigation fluide. Trente mètres au-dessus du sol, la structure métallique est restée reliée et forme une arche gigantesque au-dessus du passage. Elle ne sera découpée que si le niveau du lac monte tant, que la navigation des embarcations s’en verrait dangereusement rapprochée.


Tris redoute que le bruit étouffé de la soufflerie puissante de l’Hovercraft ne rende le trajet pénible. Mais elle s’aperçoit vite qu’en fait, le ronronnement des moteurs finit par être supportable, et par se faire oublier avec l’habitude. Chacun a plusieurs paires de bouchons d’oreilles, au cas où le bruit serait par trop gênant.


Une fois la clôture dépassée, Tobias s’approche de l’épave rouillée qui trône tel un cerbère à quelques dizaines de mètres du mur. Elle semble tellement figée dans le temps, qu’on aurait pu penser que le lac s’était asséché en quelques secondes, sans lui laisser le temps de rebrousser chemin. Vestige d’un passé de commerce, de pollution et de surexploitation des richesses du lac, Tris voit en cette carcasse rouillée un avertissement permanent aux hommes qui ont engendré le chaos humain précédant la Grande Paix. Elle se promet de faire figurer dans son mémoire la nécessité de faire du lac un sanctuaire naturel, un allié humanitaire, et non de faire de Chicago le quatrième port mondial, comme ce fut le cas autrefois.


Revanche de la nature, le vieux cargo percé de toutes part sert maintenant de nichoir à des centaines d’oiseaux. Effrayés par l’arrivée du dérangeant véhicule, des battements d’ailes par milliers ont donné vie à ce gigantesque perchoir en quelques secondes. Tris a même imaginé un instant que le bateau pourrait décoller avec eux. Au dessus du navire abandonné, Mark fait voler quelques secondes le drone de reconnaissance qui leur a été confié. Equipé d’une caméra, le petit engin indiscret compte immortaliser la vie qui s’est installée dans la coque en ruine.


En moins d’une heure, l’aéroglisseur atteint des zones qu’aucun n’entre eux n’a jamais approchées. Tris dévore le paysage des yeux. Des bosquets d’arbustes ont fini, au fil des décennies, par élire domicile dans l’ancien lit du gigantesque lac. Des graines, portées par le vent – fréquent dans ce coin du monde – ont généré une végétation qui reconquiert un terrain autrefois aquatique, après avoir été glaciaire des millénaires auparavant. Entre les bosquets de feuillus, un paysage tantôt lunaire et rocailleux, tantôt couvert de végétation basse, dissimule parfois de petites collines que Tobias doit contourner : il s’aperçoit vite que le fond d’un lac n’est pas plat et que la distance entre Chicago et Milwaukee sera considérablement augmentée par les détours nécessaires à la protection de la jupe et de la coque de l’aéroglisseur.


Parfois, Mark réclame un petit détour, pour aller voir de plus près un bosquet ou un groupe de plantes. Il prend des notes et répertorie la flore rencontrée. Ça et là, des trous d’eaux se remplissent et se vident au gré des saisons, accueillant une myriade d’insectes, de batraciens et d’oiseaux en tous genres. Au loin, le ciel dépose sur l’horizon son chargement de nuages plus ou moins menaçants, autorisant par endroit une percée de ciel bleu projetant une robe de lumière vers le sol. C’est si beau que les passagers en ont le souffle coupé. Il faut à Tobias toute sa concentration pour maintenir son attention sur le sol, devant l’aéroglisseur, plutôt que papillonner du regard sur les perspectives inconnues aux alentours.


Compte tenu de l’état du terrain, Tobias réévalue la durée du trajet jusqu’à Milwaukee à quatre heures au minimum, plus probablement cinq ou six. Quand le lac aura repris sa forme et sa surface passée, il n’en faudra que deux, au maximum, par la côte, en Hovercraft, si le lac est paisible. Des bateaux porte-containers mettraient plus longtemps mais en transportant énormément plus de chargement que cent ou deux cents camions réunis.


Les différents détours nécessaires à la progression de l’équipage ont allongé la durée du trajet pour atteindre Milwaukee. Tobias annonce qu’il faudra une étape avant d’atteindre la ville partenaire. Les filles ne sont pas fâchées de faire une pause, l’apprentissage de l’équilibre sur le véhicule en mouvement représentant un effort permanent. Malgré les progrès de la propulsion centrifuge, bien plus silencieuse, le ronron du moteur a fini par engourdir leurs sens. L’Hovercraft s’immobilise sur une prairie plane et à la végétation basse. Le vent fait onduler les plantes. Les fleurs sauvages, blanches, rouges, parsemées dans les herbes hautes, semblent s’agiter en milliers de pinceaux qui voudraient décorer le ciel bas.


Le trappeur Mark se met immédiatement en mouvement. Aidé des filles, herbes sèches, petites branches sont ramassées et regroupées pour allumer un feu, essentiellement convivial d’ailleurs, puisque le matériel embarqué suffit à réchauffer des repas. Mais le feu de camp est un décor joyeux et rassembleur, autant qu’un réflexe de protection ancestral. Le sol, sec à cet endroit, permet au groupe de s’asseoir près des flammes gracieuses pour une première pause. Tobias et Mark s’installent derrière leur petite amie respective, les entourant de leurs bras et jambes. Peter, lui, semble déçu de ne pas pouvoir atteindre sa ville d’adoption d’un trait. Il lance régulièrement des coups d’œil à sa montre. L’annonce de son mariage a fait l’effet d’une bombe dans l’équipe. Christina profite de la halte pour revenir sur le sujet :

  • Alors Peter, raconte-nous, lui demande-t-elle en ricanant. Aucun d’entre nous n’imaginait qu’une fille pourrait te supporter assez pour t’épouser !

  • Incroyable comme tu n’envisages pas une seconde de te tromper à mon sujet, quel orgueil ! répond ironiquement Peter.

  • Ne te fais pas prier, Peter, tu as piqué notre curiosité, et tu t’en rengorges ! réplique le leader du groupe.

  • J’étais dans le brouillard total quand je suis arrivé à Milwaukee. Les factions étaient tombées depuis plus de sept ans et la ville ne parvenait pas à se stabiliser. J’ai trouvé refuge dans une sorte de foyer. J’y rendais des services en informatique. Beth était aussi dans ce foyer, blessée. Je ne connaissais personne, et elle se sentait… isolée. Nous avons… sympathisé. Je n’avais plus de mémoire, et elle, plus d’ouïe.

  • Elle est sourde ?! s’écrie Tris, stupéfaite.

Peter acquiesce avec hauteur.

  • Ça t’étonne, hein ? Peter, le traître, l’égoïste, qui daigne s’intéresser à une handicapée ! murmure le jeune marié d’un ton acide. Elle avait perdu l’audition plusieurs années auparavant, pendant la guerre. Une bombe a explosé trop près d’elle. Elle était protégée derrière un mur mais la déflagration l’a rendue sourde. Une opération serait possible, mais elle est très coûteuse.

Peter marque une pause pour jeter un œil à son auditoire, étonnamment à son écoute. Tobias comprend maintenant pourquoi il l’a interrogé sur la rémunération quand il lui a proposé de participer à l’expédition. Ce n’était pas par cupidité…

  • Elle venait d’avoir un accident, percutée par un bus qu’elle n’avait pas entendu arriver, poursuit Peter. Elle ne savait rien de moi. Comme j’ai pu rendre service à la gouvernance en informatique, j’ai décroché un emploi, puis des responsabilités. Beth est restée avec moi. Je ne me souvenais plus pourquoi j’avais reçu le sérum d’oubli. Quand on m’a proposé un antidote, j’ai dit oui. Et j’ai regretté, mais c’était trop tard…

  • Pourquoi regretté ? demande Tris plus doucement.

  • Tout m’est revenu en mémoire, tout ce que j’avais voulu oublier. L’initiation… brutale, la guerre, Jeanine et ses manœuvres, le Bureau, le sérum d’oubli sur la ville, Evelyn et son sérum de mort, Uriah… Beth m’a aidé, à… me sortir de tout ça.

  • Tu lui as tout raconté ? questionne Christina avec suspicion.

Peter hoche la tête.

  • Fini les combines et les stratégies. Je préférais qu’elle me quitte plutôt qu’elle ne reste avec moi pour de mauvaises raisons.

  • Cara avait raison, dit Tobias posément.

  • Cara ? s’étonne Christina en se crispant.

La jeune femme est toujours tendue dès que la conversation se reporte sur Will ou sa sœur.

  • Cara m’avait dit quand… enfin il y a longtemps, que tu avais changé, que tu t’étais rangé, à Milwaukee, explique Tobias à Peter.

  • Comment elle le savait ? demande Christina.

  • Elle travaille avec Caleb à l’amélioration des rendements agricoles. Dans ce cadre, ils ont échangé avec les scientifiques et les ex-Fraternels de Milwaukee, très tôt après la fin de la guerre civile.

Peter approuve de la tête.

  • C’est Cara qui m’a appris la… mort de Tr… enfin, de Beatrice, confirme Peter. Comme j’avais reçu le sérum d’oubli, je ne l’avais pas su. J’étais déjà avec Beth et… grâce à elle, j’ai compris beaucoup de choses. Au début, quand j’ai compris que Quatre s’était entiché de Tris, je ne pensais pas que ça durerait, elle avait un tel caractère !

Christina glousse à l’évocation du caractère bien trempé de son amie, elle est heureuse de pouvoir penser à elle, pour une fois, sans avoir la gorge serrée. En fermant les yeux, Tris peut sentir la force de sa sœur, son énergie inépuisable, sa mélancolie sans fond aussi, circuler à travers les récits de ses amis.

  • Mais lors de l’attaque contre les Altruistes, quand elle est venue te chercher, Quatre, après avoir perdu sa mère, et en voyant son père mourir devant elle, j’ai pensé que personne ne l’arrêterait. Bien que née chez les Altruistes et pétrie de leur dévouement, elle m’a tiré dessus. Seul toi, et un but plus grand qu’elle, pouviez lui inspirer assez de courage pour tirer sur quelqu’un, je pense. La suite l’a prouvé cent fois. Je ne l’aimais pas, pourtant en réalité, je l’admirais. Mais elle était suicidaire, elle tenait plus à la vie des autres qu’à la sienne... Ça l’a perdue. Avec le recul, maintenant que j’ai Beth, je sais pas comment tu as supporté ça, Quatre…

  • Uniquement grâce à mes amis… C’est Christina qui m’a empêché d’absorber une dose de sérum d’oubli, moi aussi, après la mort de Beatrice.

Christina sourit tristement au beau jeune homme.

  • Donc voilà, Beth était née Fraternelle. Elle ne m’a pas jugé sur mon passé. Nous sommes mariés depuis dix huit mois.

  • Vas-tu nous expliquer les raisons de toutes tes manigances, maintenant ? dit Christina d’un ton sec.

  • C’était plus fort que moi… Toute mon enfance, on m’a dit que j’étais inutile…

  • Je crois que je comprends… souffle Tris qui était silencieuse depuis un moment.

La discussion tourne autour des souvenirs de ses compagnons, elle s’y sent un peu étrangère, mais à force de côtoyer des Audacieux, elle comprend mieux leurs faiblesses et leurs dilemmes.

  • C’est l’une de tes peurs viscérales, n’est-ce-pas Peter ? dit la jeune fille. Te sentir inutile et rejeté ?

Christina ouvre de grands yeux sidérés.

  • C’est vrai Peter ?

L’ex-Audacieux approuve de la tête.

  • Quatre, tu ne nous as jamais expliqué ça ! lui reproche la jeune femme.

  • Impossible, répond Tobias. C’est l’une des premières lois des Audacieux. Interdiction formelle de parler des peurs des novices à qui que ce soit, pas même à eux, même après l’initiation. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai abattu Eric, il a transgressé cette loi-là.

Tris écoute Tobias expliquer en quoi, au fond, il est si attaché aux valeurs morales de base des Audacieux, malgré l’opposition qu’il affiche au rétablissement des factions. Elle est confortée dans son sentiment profond : les factions n’étaient pas mauvaises, c’est ce qu’on en a fait qui a détruit le système. Pourtant, beaucoup d’êtres humains y ont trouvé un équilibre, un cadre.

  • Pourquoi ? insiste Christina.

  • Pour que personne ne puisse utiliser leur faiblesse contre eux. Mais… je suis bien placé pour savoir que certaines peurs peuvent être combattues, quand on est… entouré, aimé… La vie m’a donné une chance… incroyable. Beatrice et Tris m’ont appris qu’il fallait faire confiance pour en recevoir en retour. Il m’a fallu du temps pour en avoir conscience, et savoir comment appliquer ça.

Instinctivement, Tobias et Mark resserrent leurs bras autour de leur petite amie lovée au creux de leur épaule, conscients du cadeau que la vie leur a faite. Les deux jeunes femmes se lancent un regard complice.

  • Peter, est-ce que les Altruistes gouvernaient aussi à Milwaukee avant la guerre civile ? demande soudain Tris.

  • Non, c’était les Erudits.

  • Comment la guerre a-t-elle éclaté ?

  • Pareil qu’à Chicago ou presque. Les Sans-faction se sont organisés et devenaient menaçants, les Divergents étaient traqués. Les Erudits ont utilisé le sérum de mort sur plusieurs camps de Sans-faction, un carnage… Ça a soulevé les Audacieux.

  • A quoi tu penses, Tris ? demande Tobias qui se doute qu’elle a une idée derrière la tête.

  • Je pense que les fondateurs sont allés au-delà de ce que nous imaginions, pour tester leurs théories. Cinq cités expérimentales…

  • … et cinq factions ! s’écrie Tobias.

Les yeux dans le vague, Tris acquiesce.

  • Tu crois que, dans les trois autres cités, ils ont mis à la tête du gouvernement l’une des trois autres factions ?

  • Oui, je le pense, une faction différente à la tête de chaque cité, pour savoir laquelle pourrait le mieux gérer et conserver la paix.

  • Ben c’est raté, constate Christina.

  • Ouais, partout, confirme Tobias. Plus ou moins tôt dans le temps, tous les systèmes ont fini par s’essouffler. C’est à Chicago que ça a tenu le plus longtemps, mais c’est un échec quand même.

  • Et je crois que je sais pourquoi, murmure Tris.

  • Oooh ! Tu te lances dans la politique, Pète-Sec ? lance Peter en reprenant son ton provoquant.

  • Tu nous expliques ? demande Tobias.

  • Je crois que je vais garder ma théorie pour mon mémoire, répond Tris mystérieusement.

Devant l’air étonné de Peter, Tris explique la proposition du professeur de sociologie, lors du conseil.

  • Tu sais, tu n’es pas la seule à n’avoir pas pu valider de diplôme. La promo de Tris, enfin, de Beatrice a été sacrifiée par la guerre, dit Peter avec une pointe d’amertume dans la voix.

  • C’est vrai, confirme Tobias, personne n’avait comme préoccupation de se former, vu les événements. Il faudra que j’en parle à Johanna, tous les jeunes qui ont fait leur choix cette année-là ont été privés de leur formation, en grande majorité. Et ça n’a pas été facile les années suivantes non plus. Il faudrait savoir ce qu’ils sont devenus et s’ils ont besoin d’une formation.

Tris sourit, elle ne relève pas quand ses compagnons, oubliant presque sa présence, parlent de sa sœur avec son surnom, jusqu’à donner ce surnom à sa promo, puisqu’elle a fini première sur l’ensemble des étapes. Ça ne s’était jamais vu : une fille, transfert Altruiste, première de promo. Seulement sept peurs, et même six seulement à la fin de sa courte vie, alors que la moyenne oscille entre dix et quinze peurs viscérales pour chaque être humain. Beatrice a marqué son temps, son destin a gravé au fer rouge son empreinte sur l’avenir de la ville, et sans doute, de tout le pays. La jeune fille ne peut rien, ni ne veut rien faire contre ça. Si ce n’est perpétuer son travail de paix, bien qu’elle n’ait encore aucune idée du moyen pour y arriver.

  • En tout cas, conclut Peter, si Tris a raison et qu’un barrage empêche l’eau de couler dans le lac, et si nous pouvons remédier à ça, ça donnera des sujets d’étude à de nombreux érudits dans les deux cités pendant des décennies !

  • Le lac est loin de Milwaukee actuellement ? lui demande Tobias.

  • Quelques kilomètres oui, mais plus près qu’il n’est de Chicago. Il s’est rétracté en son centre, au plus profond. Le plateau de son lit, sur le bord Ouest, était relativement peu profond, il s’est asséché, c’est une prairie plus ou moins sèche maintenant. Les travaux sont en cours pour ouvrir de larges portes dans notre clôture pour laisser passer l’eau. Les informations fournies par les équipes de Chicago ont évité des semaines de recherches. Par contre, nous devrons passer par l’entrée sud de Milwaukee avec l’Hovercraft, pour l’instant.

  • Si nous ouvrons des brèches dans ce barrage, si nous le trouvons, il faudra que les gouvernements fassent évacuer les populations des régions asséchées. On ne sait pas comment se comportera l’eau. J’ai questionné Jonah. Il dit que le lac est si grand qu’il se comporte comme une mer ou un océan. En cas de vent, il peut générer des vagues très importantes, voire des creux de huit à neuf mètres en cas de tempête. La libération brutale de l’eau peut créer une sorte de montée brutale du niveau, même si elle est suivie d’un relatif retrait ensuite. Les gens doivent être à l’abri, et nous aussi. L’Hovercraft ne devra pas être sur le lac pendant que nous cherchons. De même, nous ne pourrons quitter la côte pour traverser le lac en direction de South Manitou Island que quand nous serons assurés d’au moins deux jours d’affilée de temps calme. L’aéroglisseur n’est pas conçu pour surmonter une tempête.

  • Cela va rallonger la distance de longer la côte au nord de Milwaukee, Quatre ! dit Tris.

  • Je ne veux prendre aucun risque, réplique Tobias. Ne pas tenir compte des conseils de Jonah serait suicidaire. Nous ne connaissons pas ce lac et ses dangers. En traversant en ligne droite, nous devrions atteindre South Manitou Island en une ou deux heures, selon le vent. Je veux éviter d’avoir à stopper au milieu du lac. Si le vent se lève, je ne donne pas cher de notre peau.

  • Dans combien de temps pouvons-nous repartir ? demande Peter, manifestement impatient de rejoindre la ville partenaire.

  • Il faut aller voir la console de commande. Si elle affiche une autonomie de plus d’une heure trente, on peut repartir.

Sans attendre une seconde de plus, Peter y fait l’aller-retour mais revient un peu dépité. Il faut attendre encore une heure. La faible autonomie de l’Hovercraft est pénalisante et nécessite une anticipation minutieuse de tous les trajets.


Investi, Mark profite du temps imparti pour aller fouiller les environs à la recherche de plantes inconnues, suivi par Christina. Peter retourne s’allonger sur la plateforme centrale de l’aéroglisseur, guettant tantôt sa montre, sur laquelle arrivent des messages qui le font sourire, tantôt la console indiquant le chargement des batteries.


Enfin un peu seuls, Tobias et Tris s’isolent au pied du véhicule, heureux de pouvoir unir leurs lèvres.

  • C’est à cause de moi, hein, ton changement d’itinéraire, glisse Tris.

  • Pas seulement. Jonah m’a donné des avertissements de sécurité qui concernent tout le monde, explique Tobias. Grâce à Mark, rester sur la côte nous donnera une meilleure autonomie.

  • Et peut-être un peu plus d’intimité ? suggère la jeune femme, la bouche contre la sienne.

  • J’aimerais bien…

Plaquée contre le leader du groupe, Tris enroule ses bras autour de sa nuque. Les mains sur sa taille, attirant son corps contre le sien, Tobias emprisonne sa bouche dans la sienne, avide de ce moment, de ceux qui se feront rares dans les prochains jours.

  • Promets-moi de ne pas prendre de risque, souffle-t-il contre son oreille en la serrant à l’écraser.

  • Non… je ne peux pas te promettre ça… lui répond la sœur de Beatrice en répondant avec force à son étreinte. Je n’ai aucune raison de m’épargner plus que les autres, je ne suis ni meilleure, ni pire.

  • Je m’attendais à cette réponse, soupire Tobias.

Les sourcils froncés d’une douce inquiétude, il passe lentement ses doigts sur le contour de son visage, en une légère caresse. Tris ferme les yeux. Chaque contact avec son petit ami lui gonfle la poitrine et provoque une brusque accélération de son cœur qu’elle ne peut contrôler. Immédiatement, le brasier de leurs énergies les entoure de son bouclier.

Mais un sifflement strident interrompt leur rêverie. Peter prévient l’équipe que l’Hovercraft peut reprendre la route vers Milwaukee. Avec un soupir, front contre front, Tobias et Tris profitent de quelques secondes encore de félicité. Ils font glisser leur visage, niché dans le cou de l’autre, à respirer le même air. Sur le côté, Tobias voit Mark et Christina approcher rapidement, main dans la main. Il se résout à lâcher Tris et grimpe à bord derrière elle. Peter démarre les moteurs dès que le dernier membre de l’équipe a mis un pied sur les panneaux, déséquilibrant Christina.

  • Hey, tu pourrais attendre ! peste-t-elle.

  • Chacun son tour ! A moi maintenant ! En voiture ! lance Peter. Quatre, montre-moi le pilotage de ce monstre.

Pendant que les filles s’isolent dans un coin de l’espace de vie pour papoter, Tobias et Mark transmettent à Peter les consignes de pilotage de la machine volante. Le convoi repart vers Milwaukee.


En route, ils ne croisent pas âme qui vive, pas de camp ni de village. Ce qui soulage Tobias. Il sait que, s’ils avaient à avertir des populations du projet de remplissage du lac, ils pourraient se retrouver en terrain hostile, les habitants seraient nécessairement réticents à plier bagage. Johanna l’a donc autorisé à offrir asile à toute personne, toute famille, qui souhaiterait être accueillie en ville. Peter a confirmé qu’il pourrait en être de même à Milwaukee.


Pour l’heure, ce dernier n’a qu’une hâte : arriver dans sa ville d’adoption pour y retrouver son épouse.


Jamais Tobias n’aurait pensé que le fier, l’arrogant Peter pourrait se ranger assez pour se caser, se marier, encore moins avec une personne handicapée. Intérieurement, il ne peut s’empêcher d’y voir là encore, indirectement, une œuvre bienfaitrice de Beatrice, en faveur de la paix, et de l’apaisement des esprits. En jetant un regard attendri à Tris qui rit avec Christina, Tobias envoie à sa petite amie disparue une pensée de remerciement.


Peu après le redémarrage du groupe, Peter avertit le dirigeant de Milwaukee de leur prochaine arrivée. Un autre message part vers sa compagne, dont la réponse lui arrache un petit sourire discret.


A l’écart, Tobias s’étonne de son attitude, il n’avait pas paru si… humain, lors de son arrivée à Chicago pour se voir proposer la mission. Il n’a invoqué aucune contrainte familiale dans ses propos. Le leader du groupe se souvient juste de sa préoccupation financière. Mais il se refuse à poser plus de questions, Peter a fait preuve de franchise pendant la pause, c’est probablement un pas important pour lui. Chaque chose en son temps.


Quand Milwaukee est en vue, l’Audacieux exilé va se poster sur l’avant de l’aéroglisseur, comme pour être plus près de l’arrivée. Curieuses, les filles se sont levées et laissent le vent fouetter leur visage et emmêler leurs chevelures contrastées, pour regarder approcher le mur de clôture ceignant Milwaukee. Il leur semble nu, dépourvu de l’immense structure métallique qui surmonte celle de Chicago. Mais son architecture est manifestement la même, les fondateurs l’ont construit sur le même modèle. Il semble juste à Tris qu’il a été construit un peu plus près de la ville.


L’aéroglisseur passe sans effort du terrain marécageux situé juste à l’intérieur du mur à une étendue d’eau alimentée par l’embouchure de la rivière Milwaukee, se jetant autrefois dans le lac. De loin, les équipiers aperçoivent deux ouvertures béantes en cours de travaux, dans la partie du mur qui sera sans doute prochainement rattrapée par le lac. Ces travaux prouvent que Peter a été particulièrement convaincant, et que la ville place une grande confiance dans l’expédition. De toute évidence, Peter s’est fait accepter et a trouvé une place influente dans sa ville d’adoption.


Une petite foule est rassemblée le long du quai prévu pour l’amarrage de l’Hovercraft. A l’arrière plan, l’équipage découvre les restes d’une ville martyrisée par la guerre. Buildings en ruine, maisons détruites partiellement recouvertes de végétation post-apocalyptique, routes défoncées, le travail de guérison semble immense. Mais au loin, plusieurs gratte-ciels arborent une façade blanche lumineuse et moderne, plusieurs ponts rénovés jalonnent le bras du fleuve Milwaukee à portée de vue, le travail est en cours et l’espoir renaît dans le regard des badauds souriants. Tobias arrête la soufflerie et le véhicule se pose sur sa coque, en se balançant mollement contre le ponton. Depuis le bord, une personne lance une longue corde attrapée au vol par Mark, pour permettre d’approcher l’embarcation au plus près du quai. Une passerelle en bois est appuyée sur les panneaux, pendant que Mark fixe la corde dans un crochet dépassant du plateau de l’aéroglisseur. D’un bond, Peter enjambe les boudins et se jette sur la passerelle. A l’autre bout, sur le côté, une jeune femme aux cheveux châtains, courts et ondulés lui fait signe frénétiquement, un large sourire aux lèvres.


Peter salue le chef du gouvernement, le premier devant la passerelle, en serrant énergiquement sa main. Puis il se déporte sur le côté pour aller serrer la jeune femme souriante dans ses bras. Elle lui arrive à peine au menton et semble très heureuse de le revoir. Ils restent enlacés comme ça quelques secondes, bercés par un mouvement de balancier dû à la fougue de leur étreinte.


Derrière lui, l’équipe débarque en file indienne, Tobias en tête. Peter se retourne, tout en gardant son épouse enserrée dans un bras. Il fait les présentations, les poignées de main sont franches et cordiales.

  • Venez, les jeunes, dit le chef du gouvernement, vous devez avoir envie de vous détendre au calme. Deux hommes sont désignés pour surveiller votre machine.

L’homme, la quarantaine, grand et mince, offre un large sourire sur des dents très blanches et applique une bourrade enjouée sur l’omoplate de Tobias. Ce dernier attrape Tris par la main pour l’entrainer avec lui, suivi par Mark tenant Christina par les épaules. Ce qui frappe Tris, c’est son costume d’Erudit, bleu roi, ouvert sur une chemise verte à la façon des Fraternels. L’ensemble est disgracieux et criard, mais l’homme est si naturel et amical que sa faute de goût passe pour une remarquable habileté politique de rassembleur.


Peter se rapproche du groupe pour présenter son épouse :

  • Quatre, voici Beth, ma femme, dit Peter. Beth, Quatre est le chef de notre expédition, comme je te l’ai dit.

  • Très heureuse de te connaître, Quatre, répond la jeune fille d’une voix étouffée, dont la surdité a éteint la résonnance.

  • Beth lit sur les lèvres, il suffit de la regarder pour parler, précise Peter.

  • Bonjour Beth, dit Tobias en tendant la main pour serrer celle qu’elle lui présente, merci de nous accueillir à Milwaukee.

La jeune femme sourit, puis se tourne vers sa petite amie.

  • Tu dois être Tris ? Peter m’a beaucoup parlé de toi, et aussi de ta sœur, dit Beth gentiment à la jeune femme blonde devant elle, qui lui rend son sourire.

Peter présente Christina, et Mark. La troupe se met en marche en suivant le groupe formé par le chef du gouvernement et quelques uns de ses conseillers, curieux et attentifs. A la queue du groupe, Tris, attirée par la jeune épouse de Peter, se rapproche du couple en attirant Tobias avec elle. Elle regarde Beth avec attention et lui demande :

  • Peux-tu me parler un peu des factions à Milwaukee ? J’ai une étude à faire sur le système.

  • Oui, répond Beth de sa voix un peu étouffée, si tu me parles de ce voyage qui me fait peur !

  • Bien sûr. Mais ne t’inquiète pas, nous ferons tout pour rendre très vite son papa à ton bébé… souffle Tris à voix basse en dévisageant Beth pour qu’elle puisse lire sur ses lèvres.

La jeune femme s’immobilise, très étonnée, et Peter, sidéré, fixe la compagne de son leader d’un air ahuri. Tobias, pourtant habitué aux déclarations choc de sa petite amie, cherche, et trouve, l’approbation à cette affirmation sur le visage de Peter. Tris a encore touché juste.

  • Peter ! accuse doucement sa compagne en rougissant un peu, tu en as parlé ?

  • Non, je te jure que je n’ai rien dit ! se défend-il avec la tête d’un enfant accusé à tort.

  • Ne lui en veux pas, Beth, il dit vrai, il ne nous a rien dit, confirme la sœur de Beatrice avec un sourire à la jeune femme sidérée.

  • Tris, demande Tobias doucement, comment as-tu su ? Ça ne se voit pas du tout.

  • Peter aime sincèrement cette jeune femme, je l’ai vu quand ils se sont enlacés. Leurs auras étaient fortes, puissantes même, mais surtout, il n’y en avait pas deux, mais trois…

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