Fanfiction Divergente 4 - Résurgence, Chapitre 10
CHAPITRE DIX
Alors qu’il travaille sur ses écrans à peaufiner le logiciel pour réserver des créneaux dans la salle de sport de l’orphelinat, Tobias reçoit un message.
Matthew l’informe que Tris passera, en fin d’après-midi pour prendre connaissance du contenu des patchs qu’il a enregistrés. Le jeune homme ne sait pas trop s’il est content ou pas d’avoir été informé. Ressasser toutes ces images rouvre les plaies à chaque fois. Il se demande quand, et si, un jour, il sera libéré de toute cette douleur. Et puis elle en passe, du temps, Tris, dans ce labo, c’est son deuxième domicile ! Tobias a l’impression que sa nouvelle amie est instrumentalisée pour des recherches, comme Beatrice avant elle, et pour quoi en fait ?
Pourtant, il ne peut s’empêcher de se demander comment Tris va réagir et ce qu’elle va penser de ces bribes de passé. Du sien.
Du leur.
Il ne doute pas que Matthew aimerait sa présence, mais il voudrait juste ne plus penser à tout ça, rembobiner le film de sa vie. Comme si c’était possible.
Il lui arrive encore de regretter de ne pas avoir pris le sérum d’oubli. Les événements récents le font encore basculer dans les conflits, la souffrance, comme un chemin de croix inéluctable. Les hommes n’arrivent décidément pas à vivre en paix ? Les meilleurs se sacrifient-ils toujours pour rien ?
Un problème après l’autre… Gérer ce que l’on a devant soi. Les conseils que lui-même donnait à ses novices résonnent dans sa tête comme un leitmotiv salvateur. Il s’y accroche pour ne pas fléchir. Comme disait Caleb, le système des factions était loin d’être parfait. Mais il avait au moins le mérite de donner des repères à des personnes qui n’en auraient jamais eu sans cela, et de porter haut l’esprit de cohésion. S’il n’avait pas été perverti par l’excès de pouvoir et les abus en tous genres de personnalités avides et orgueilleuses, il aurait pu représenter une solution d’avenir pour une humanité déchirée. C’était le but à l’origine. Mais c’est bien connu, l’Homme n’aime pas être en cage, et n’a jamais assez de liberté. En réalité, les habitants de Chicago sont-ils plus heureux aujourd’hui ? Tobias l’a constaté, les gens sont plus isolés, plus solitaires. L’insécurité, avant la guerre civile, provenait des détracteurs, pas réellement des factions. Mais l’exclusion des personnes qui ne pouvaient se retrouver dans aucune des cinq factions a mené le système à sa perte, entre autres.
En revenant à la réalité, Tobias décide de se changer les idées, et d’aller installer le logiciel d’inscription pour la salle de sport, puis d’en profiter immédiatement. Il se change puis retrouve Donna à son bureau, tout en ayant pris soin, avant de descendre, de changer le code à l’entrée de son appartement. Par précaution.
Un pupitre est installé dans le bureau de la directrice, une tablette fixée dessus. Le logiciel est simple, Tobias l’explique à la vieille dame et s’inscrit lui-même pour l’heure suivante. Il programme un cours collectif pour les enfants le soir même. Aussitôt, l’information s’affiche sur un mur blanc de la grande salle commune, transmise par une caméra reliée.
Tobias ferme la porte du bureau pour parler discrètement à Donna :
Donna, j’ai un service à vous demander. Tris fait des recherches en Histoire, qui peuvent déranger certaines personnes, comme certains loyalistes par exemple, ment-il à regret pour ne pas trop affoler la vieille dame. Pour des raisons de sécurité, elle va venir étudier chez moi, pour utiliser mes ressources sur informatique.
En silence, Donna sourit et attend la suite.
Il serait préférable que cet arrangement ne soit pas… divulgué, dans la mesure du possible.
Très bien, j’en prends bonne note, mon garçon, répond Donna.
Tris, continue Tobias, aura le code d’entrée de mon appartement, ainsi que Christina. Personne, sans exception, ne doit entrer chez moi quand Tris y sera, à part Christina, ou moi. C’est très important. Personne.
Elle serait en danger à ce point ? s’inquiète Donna.
Je ne sais pas, mais il ne faut pas prendre de risque, dit Tobias en souriant pour dédramatiser. Si quelqu’un la demandait en mon absence, pourriez-vous me faire prévenir immédiatement ? Vous savez comment me joindre n’est-ce pas ?
Oui Tobias, je le ferai. Vous m’inquiétez ! Mais je vous préviendrai immédiatement, et discrètement, ajoute Donna.
Ne vous en faites pas. Ce n’est qu’une précaution. Je lis mes messages très souvent, j’ai toujours ma montre ou ma tablette sur moi. Si je ne réponds pas ou que je suis indisponible, prévenez Christina ou George Wu, à la police. C’est possible ?
Oui, comptez sur moi. Je vais programmer des raccourcis pour vous contacter tous trois. Un simple « C’est Donna » devra vous alerter. J’ai bien compris votre demande ?
Parfaitement, je vous remercie.
Tobias se lève pour poser un baiser sur la joue de la vieille dame et jette un coup d’œil au tableau représentant Beatrice. Elle semble lui sourire, comme il aimait tant qu’elle le fasse, avec le charme, la bonté, la tendresse qui étaient les siens, et qui lui faisait immédiatement battre le sang dans les veines. Il quitte la pièce. Le front soucieux, Donna le regarde s’éloigner et refermer la porte de son bureau en faisant crisser ses baskets.
Le jeune homme sort du bâtiment et part en petites foulées pour s’échauffer. Vider sa tête et sécréter un peu d’endorphine en poussant son corps lui feront du bien. En revenant, trois gamins attendent dans la salle de sport, sous la surveillance de Donna, que Tobias commence le cours promis. Ils crient joyeusement à son entrée dans la salle, parlant tous en même temps pour demander le programme. L’instructeur rétablit le calme et leur montre quelques mouvements d’échauffement. En les plaçant sur les différents agrès de la salle et dispensant ses premiers conseils, Tobias retrouve un peu de sérénité, pour la première fois depuis des mois. La compagnie de ces remuants garçons lui remonte le moral. Leurs rires, leur énergie rallume en lui une lueur d’espoir en l’humanité, qu’il pensait éteinte.
Je suis heureuse de te voir sourire, Tobias.
Le combattant se retourne sur la nouvelle venue, sans un doute sur son identité : il reconnaîtrait sa voix entre mille.
Salut, lui répond-il.
Je vais aider aux repas, je te laisse tranquille, dit Tris en souriant, j’ai juste été attirée par les rires des enfants.
Tobias regarde avec un petit sourire les enfants qui s’acharnent sur leurs agrès, puis retient son amie avant qu’elle ne quitte la salle :
Tris, attends. Tu as vu Christina récemment ?
Oui, elle m’a parlé de votre conversation, répond-elle.
Si tu as une minute, après ton travail, on en parle.
D’accord, acquiesce Tris.
Je passe te prendre au petit réfectoire.
Comme s’il était totalement indifférent, Tobias coupe court à la conversation et reprend l’activité avec les enfants. Un peu vexée, Tris s’éloigne en se disant que le petit ami de sa sœur a un caractère bien trempé. Qu’à cela ne tienne, elle aussi.
Quand Tobias apparaît à l’entrée du petit réfectoire, le dîner est presque fini. Quelques enfants empilent les assiettes des plus âgés. Dos à la porte, Donna ramasse les fruits restant sur les tables. D’un regard circulaire, il constate que Tris n’est pas là, et ça l’agace. Il croise les bras, il a la bizarre impression que la jeune fille l’a fait exprès. Soudain, il est bousculé par l’arrière et une ombre se faufile à côté de lui pour entrer dans la pièce. Le jeune homme hausse les sourcils en constatant que son amie se dirige sans un mot vers une vieille dame en fauteuil. Tris sourit à la dame, et pousse son siège roulant vers la porte en lui faisant la conversation. Impassible en arrivant vers Tobias, elle attend qu’il s’écarte et passe sans lui jeter un regard. C’est après avoir dépassé son ami qu’elle sourit malicieusement et lui lance sur un ton neutre, sans même le regarder :
Je serai là dans cinq minutes, attends-moi.
Stupéfait, Tobias sent la colère lui brûler la gorge. Il retient une remarque cinglante, eu égard à la personne âgée que Tris accompagne. Quel culot ! Bouillant intérieurement, il patiente en sentant ses zygomatiques se contracter à chaque fois qu’il se repasse la petite phrase sournoisement assassine. Quelques minutes plus tard, Tris réapparaît d’un pas nonchalant.
Voilà, j’ai terminé ! dit-elle d’un ton enjoué.
Tu m’as bousculé ?! grince Tobias en ignorant le ton décontracté qu’elle utilise.
Intentionnellement, tu es capable de comprendre, glisse-t-elle, mi-perfide, mi-amusée.
Interdit, Tobias réalise que Tris a simplement reproduit son propre comportement envers Beatrice, le jour où il a dû punir sa désobéissance lors de son initiation, en lançant ses poignards autour d’elle. Finalement, l’étonnement l’emporte sur la colère, et il esquisse une mimique un peu coupable.
Je vois que tu as utilisé les patchs, constate-t-il.
Oui, tous. Merci. C’est… merveilleux.
Tu as déjà tout mémorisé à ce que je vois ! continue-t-il un peu acide.
Si je t’ai provoqué, c’est que je préfère encore ta colère à ton indifférence, répond Tris en baissant la tête.
Pantois, Tobias marque un temps d’arrêt. La jeune femme a manifestement beaucoup évolué, sa timidité semble n’être plus qu’un souvenir.
Je ne suis pas… indifférent ! s’insurge Tobias, je suis…
Brisé, écorché, dévasté, et très seul… continue-t-elleà sa place.
Quel vocabulaire… raille le jeune homme avec autant de moquerie que de tristesse.
J’ai lu tout le dictionnaire ! plaisante la jeune fille d’un ton neutre.
Tobias ne peut s’empêcher de se dérider, il vient de prendre une leçon... Pour détourner sa crispation, il entraîne Tris d’un geste de la tête.
Je te remercie, poursuit-elle, pour ces parts de ta vie que tu as bien voulu me montrer, dit-elle en marchant près de lui. Je sais combien ça a dû te coûter.
Peut-être moins que je ne l’aurais pensé. Après ce que j’ai appris au sujet d’Evelyn, ça me paraissait moins difficile, je me sentais plus…
… vivant ?
Impressionné plus qu’il ne se l’avoue, Tobias tourne à demi la tête vers la jeune fille qui l’accompagne :
Ouais, peut-être bien. On y est.
C’est chez toi ici ?
Oui.
Lentement, Tris pénètre dans l’appartement dont son ami a ouvert la porte, en regardant autour d’elle. L’entrée donne directement sur un grand salon. Le mobilier est spartiate, de style industriel, à part le long bureau gris, moderne et étroit sur lequel trône, sous les fenêtres, l’équipement informatique. Une table grise nue est entourée de quelques chaises, par-dessus laquelle on aperçoit, au fond de la pièce, un coin cuisine bien rangé. Sur la gauche, trois portes coulissantes fermées. Tris sourit en parcourant la grande pièce des yeux, et en fait le tour, en laissant glisser derrière elle ses doigts sur le bois, le métal, les peintures. Au centre de la table, la statue bleue du jeune homme se détache sur la monochromie ambiante, Tris la détaille quelques instants. Tobias se sent obligé de se justifier.
J’ai cette statue depuis que je suis tout petit.
L’art est la plus inutile des nécessités, lâche Tris comme pour elle-même.
Qui a dit cela ? demande le jeune homme étonné.
Un auteur du vingt-et-unième siècle, répond-elle en souriant.
C’est assez vrai, en fait, concède-t-il.
Perplexe, Tobias observe son étrange manège. Les cheveux blonds de son invitée lui arrivent presque à la taille, ils ondulent à chacun de ses pas et les néons de la pièce font briller le dessus de sa tête. Un léger sourire flotte encore sur sa bouche quand elle revient près de lui. Celui-ci l’invite à profiter du fauteuil et lui s’adosse à sa place favorite, mi-assis sur son bureau, les jambes croisées. Tris s’installe et attend que le jeune homme en face d’elle entame la conversation sans détour.
Tu es en danger. Ma mère est folle et dévorée d’ambition et de jalousie. Elle a contribué à la guerre civile et je pensais que le retour du calme après la… mort de Beatrice, et l’abolition des factions, avait éteint son combat. Je l’ai exilée pendant plus de deux ans pour que cesse son emprise et sa quête de pouvoir. Mais je ne suis plus sûr du tout que ça ait suffi.
Je suis désolée pour ta maman, ça doit être terrible d’avoir à penser ça de sa propre mère. Mais explique-moi, quel rapport avec moi ?
Je pense qu’elle pourrait t’assimiler à ta sœur, te haïr comme elle l’a haïe.
Mais pourquoi ? Je ne la connais même pas ! s’indigne Tris.
Pour elle, tu es… un potentiel obstacle entre elle et moi, du moins elle le croit sans doute, complète le jeune homme un peu gêné d’avoir à évoquer une relation entre sa visiteuse et lui. Et entre elle et sa folie des grandeurs, puisque tu as, a priori, les mêmes capacités que Beatrice. C’est ce que nous craignons en tout cas, Matthew et moi.
Je ne veux pas être la cause de nouveaux malheurs ! s’inquiète Tris.
Si ça devait se produire, et nous ne pouvons pas en être sûrs, ça ne serait en aucun cas ta faute, mais la sienne, uniquement la sienne, corrige Tobias.
C’est absurde, pourquoi être remplie de haine comme ça, je ne suis pas un danger pour elle !
Si, elle le croit. Pour ses probables projets de pouvoir. En tout cas, en partie, dit-il en soupirant.
Comment savez-vous qu’elle en a ?
On ne sait pas. Mais elle a attendu dix longues années pour mettre à exécution ses plans. Si elle a d’autres ambitions, ce n’est pas deux ans d’exil qui y changeront quoi que ce soit.
Tobias se redresse et s’éloigne pour préparer de la chicorée et dissimuler le déchirement que provoque en lui la nouvelle possible trahison de sa mère. Tris se laisse distraire de ses préoccupations et le suit des yeux, détaillant chaque mouvement, chaque ondulation des muscles de ses bras nus. En fermant les yeux, elle visualise le regard de Beatrice sur cet homme, son admiration sans bornes, ses coups d’œil fréquents aux lignes noires qui dépassent de ses vêtements, sur le cou et la nuque, son désir aussi. La jeune femme pense comprendre ces sentiments. Elle a pu en avoir un aperçu, grâce à Christina. Dans ses transferts, Tris a découvert le rapprochement qui s’était opéré entre la jolie brune Audacieuse et Will. Mais pas comme ça, pas comme Beatrice et Tobias.
Elle ne l’a pas quitté des yeux quand il revient lui tendre un gobelet en métal tiédi par la boisson. Son hôte ne cherche pas à soutenir son regard et reprend sa place favorite. Son ombre interrompt le quadrillage de lumière sur le sol. Elle dessine un double fantomatique de lui qui se projette comme une couverture sur Tris assise dans le fauteuil, les jambes croisées.
Même en nous mobilisant tous, nous ne pourrons pas te protéger vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nous avons encore l’avantage de la surprise. Si elle a de mauvaises intentions, elle ne sait pas que nous la soupçonnons. Ça nous laisse un avantage, mais ce n’est pas suffisant. Il faut apprendre à te défendre, si tu veux survivre.
D’accord... J’ai confiance en vous, je ferai comme vous me direz, soupire Tris.
Dans un premier temps, je pense préférable de ne pas exposer tout ça à Caleb, je ne lui fais pas confiance.
Il est bon avec moi, pourtant, argumente la jeune fille
C’est sa faute si Tris est morte ! s’emporte soudain Tobias en se redressant, ne pouvant plus retenir sa tension.
La jeune fille en fait autant, crispée, elle se lève d’un bond et se campe devant lui. Le malaise réciproque que leur attirance mutuelle occasionne a fini par s’exprimer dans cet éclat.
Je sais ce que tu éprouves ! Ma sœur lui avait pardonné, sinon, elle ne se serait pas sacrifiée à sa place. J’essaie de suivre son exemple ! répond-elle fermement.
Et tu veux aussi mourir comme elle ? Dis-le, ça ira plus vite et on ne cherchera plus à te protéger, dans ce cas ! assène Tobias en soutenant le feu de son regard.
Je n’ai pas dit ça ! Mais, Beatrice et toi, vous aviez un don merveilleux, vous avez dû vivre au milieu de ruines, de violences, de complots, de sacrifices, combattant à la recherche d’un hypothétique futur bonheur, alors que vous l’aviez juste dans les mains, chaque jour, et que vous n’en avez pas profité assez pour vous en rendre compte !
Etranglée d’émotion, et les larmes aux yeux, Tris fait face avec force à la rage douloureuse du petit ami de sa défunte sœur, le défiant du regard.
Qu’est-ce-que tu veux dire ? siffle Tobias entre ses dents.
Tris ferme les yeux pour radoucir sa voix. Elle ne veut pas se disputer avec le jeune homme, et se rassoit pour interrompre le furieux face à face.
Simplement, reprend-elle avec un calme retrouvé, que les circonstances étaient tellement dures que vous avez dû vous méfier de tout le monde, surveiller chaque personne, chaque coin de rue, pour cet idéal commun auquel vous aspiriez. Vous rêviez de bonheur, comme tout le monde, comme tous ces gens, autrefois, qui ont voulu plus qu’ils n’avaient et ont provoqué cet épouvantable chaos. Je pense juste que chaque jour où on partage ce que vous partagiez, c’est déjà le bonheur, même sur un champ de bataille. Je mesure ta souffrance, et aujourd’hui, ton petit rêve de bonheur, c’est de t’en débarrasser, de cette douleur, je me trompe ?
Elle marque une pause en regardant le jeune homme figé dans un mutisme obstiné, puis reprend en baissant la voix :
Je ne sais pas si j’ai la même espérance de vie que vous tous, et, pour l’instant, la cité est apaisée, elle se reconstruit. Alors j’ai envie de profiter de chaque seconde, de chaque occasion qui m’est donnée de voir, de sentir, de ressentir, de toucher, parce que, à chaque fois, c’est un petit bonheur pour moi, que je ne demande qu’à partager, car personne n’a de sens s’il est seul. J’ai entendu ton avertissement et je ne minimise pas tes craintes, car j’aime la vie, je ne tiens pas à la perdre par imprudence. Au contraire, je t’en remercie. Mais je ne veux pas me miner avec de la rancune et passer à côté de mes bonheurs quotidiens. Le temps, je ne peux pas me dire que j’en ai, car je ne sais pas. Alors le temps le plus précieux que j’aie, c’est le temps présent. Je serai prudente et suivrai vos conseils. Je… Je voudrais juste apprendre à aimer plutôt que haïr… finit-elle dans un souffle.
Tobias retrouve sa position en appui sur son bureau. Il reprend sa tasse tiède dans les mains, sent que sa colère est tombée et s’étonne de la sagesse et de la réflexion de la jeune fille. Sa façon de penser colle avec l’évaluation que Matthew lui a confiée de son potentiel cérébral. Avec une sorte de pincement au cœur, il lui révèle :
Eh bien, je pense que Matthew sera ravi de t’apprendre ce que tu veux à ce sujet…
A sa grande surprise, Tris éclate de rire.
Il m’en a parlé, oui, confirme-t-elle.
Il t’en a parlé ? répète Tobias, très étonné.
Pendant un partage mémoriel, il me l’a fait comprendre. Je suis très fière de susciter de telles pensées, même si je ne sais pas trop en quoi ça consiste... Je pense qu’il ressentait beaucoup d’admiration pour Beatrice, comme on aimerait un personnage héroïque. Mais son aura n’avait pas la même lumière, la même chaleur que la tienne. C’est ce que je lui ai dit. Et aussi de s’ouvrir aux bonheurs quotidiens. Il s’occupe tellement de moi et de son travail qu’il ne voit pas Lily, son assistante, aux petits soins pour lui, qui se désespère qu’il tourne les yeux vers elle…
Tobias finit par sourire, et se sent étrangement mieux. Il veut chasser ce bien-être relatif de son corps : il n’a pas le droit.
Ta clairvoyance est terrifiante, on croirait un médium, s’inquiète presque le jeune homme.
Tu as des choses à cacher ? le taquine Tris.
Vaguement embarrassé, Tobias sourit malgré tout.
Tout le monde a une vie privée, tu sais, lui répond-il.
Oh, j’ai bien vu que tu avais sélectionné tes enregistrements ! s’esclaffe-t-elle.
Tu n’aurais pas voulu un compte-rendu intégral de ma relation avec Beatrice, quand même, s’étonne Tobias, mi-amusé, mi-gêné.
Non bien sûr, si je possédais quelque chose d’aussi magique, je le garderais pour moi aussi. Tant pis, je lirai des livres et des encyclopédies numériques ! dit-elle en riant.
Tobias lui sourit. La timide jeune fille qui s’est présentée au conseil de la gouvernance a muté en une jeune femme bien plus sûre d’elle et ouverte aux autres. Il se lève et va sans un mot dans sa chambre, puis en revient quelques secondes plus tard, les bras chargés de plusieurs livres. Il s’arrête près de Tris, figée en direction de la pièce, dont elle entrevoit le lit, et une partie de chaise.
Qu’est-ce-qui ne va pas ? interroge le jeune homme.
La jeune femme cligne des yeux et sourit.
Je crois que je fais des liens entre les événements que j’ai vus en transferts mémoriels, ce que je vois au présent, et des connaissances antérieures. C’est très étrange.
Et qu’as-tu vu ? demande Tobias en jetant un coup d’œil à son lit, quelque peu gêné.
Rien de précis. J’ai reconnu ton lit, il apparaît dans un de tes enregistrements, ma sœur y a dormi, seule, après son agression par les trois novices Audacieux, dit-elle en souriant. Elle s’y sentait en sécurité. C’est ce « sentiment » que j’ai vu, je ne sais pas comment te décrire ça avec des mots.
Ok, ça ne fait rien.
Le regard de Tris glisse ensuite sur la porte voisine, fermée. Tobias suit la direction de ses yeux, et tourne la tête immédiatement. Mais il se sent obligé d’expliquer son contenu à la jeune fille.
Donna a regroupé dans cette pièce les affaires de Beatrice. Je n’y suis jamais entré.
Après une pause, il ajoute :
Tu pourras y aller, si ça t’aide, mais jamais en ma présence, et je ne veux pas en parler. Tiens, il y a peut-être des éléments pour reconstituer ton puzzle, là-dedans. Ce sont des livres sur l’histoire ancienne des Etats-Unis, la géographie, les guerres, la sociologie. Cela t’aidera peut-être, d’après Matthew, lui dit Tobias en posant les livres sur la table.
D’accord, je vais les lire.
Par contre, il y a une condition… glisse Tobias, un peu embarrassé.
Laquelle ?
Comme je te l’ai dit, pour l’instant, il serait préférable de rester discrète sur ces recherches, et sur tes déplacements, le temps que je puisse savoir ce que mijote ma mère. Comme a dû te le dire Christina, nous pensons qu’il faudrait éviter d’aller où que ce soit seule, y compris au lycée ou à la médiathèque.
Tris baisse la tête, ennuyée par cette demande. Mais Tobias poursuit :
Le seul endroit sûr, à ma connaissance, c’est ici.
Ici ? Chez toi ? s’étonne Tris avec embarras.
Oui, dit-il en lui montrant les ordinateurs. Il n’y a rien auquel je n’ai pas accès depuis ces écrans, y compris la médiathèque et les ressources numériques du lycée. Mes connexions sont sécurisées. Ainsi que l’accès à mon appartement, comme tu l’as vu. Christina et moi pensons que tu devrais travailler ici. Nous ne serons que trois à connaître le code de mon appartement, Christina, toi et moi. Tu ne devras enregistrer aucun patch où on puisse te voir le composer, ou travailler ici. Donna nous alertera si quelqu’un te cherche, en mon absence. Préviens-la à ton arrivée et à ton départ.
C’est très strict… Je ne suis pas si importante.
Un peu agacé, Tobias ferme les yeux un instant en secouant légèrement la tête.
Ta sœur disait ça aussi… Tu n’es pas obligée, ce n’est pas une prison, c’est une offre, pour assurer ta sécurité autant que possible, tranche Tobias.
Je… d’accord, merci, Tobias, lui répond-elle avec reconnaissance.
Il serait bien aussi d’apprendre à te défendre par toi-même. Christina et moi pouvons t’apprendre à te battre. Je te préviens, c’est pas des vacances.
Grâce à Christina, j’ai vu Beatrice apprendre à tirer aussi.
J’ai renoncé aux armes, je ne t’apprendrai pas ça. Mais il serait possible de t’inscrire à l’école de police, ça te ferait un métier, à défaut une occupation utile, autant qu’une protection pendant ce temps-là. George Wu y forme les recrues, je peux lui en parler. Christina pourra t’entraîner aussi.
Tris joint les mains et le prie :
Alors juste le lancer de couteau, s’il te plaît. Apprends-moi ça ! C’était fascinant dans ta mémoire !
Le couteau, c’est une arme.
C’est ma condition à moi, dit la jeune fille en souriant.
Et si je refuse ?
Tu n’es pas obligé, c’est une offre, pour ma sécurité ! dit-elle, faussement sérieuse.
C’est du chantage ! s’insurge Tobias, piqué.
Je n’ai pas pris ça comme ça, moi…
Qu’est-ce-que tu cherches à faire ? Me forcer la main ? demande-t-il, d’un ton moins accusateur qu’il ne l’aurait voulu.
Non, à t’aider, comme je le peux, comme tu as aidé Beatrice à surmonter ses peurs.
Je ne te l’ai pas demandé ! s’exclame Tobias, un peu vexé.
Je sais, c’est moi qui te le demande…
Le bel homme brun devant elle ne s’attendait pas à cette réponse, elle s’en rend compte.
Tris a le chic pour retourner les situations, son intelligence est étonnante. Erudite, Altruiste… Il lui reste à devenir Audacieuse, et le chemin ne lui semble pas si long, avant qu’elle n’y arrive. Le jeune homme abandonne la lutte.
Très bien… Beatrice était douée au lancer de couteau, si tu es comme elle, ça ne devrait pas te poser de problème. Pour ça, nous irons au siège des Audacieux, l’effort n’est pas intense. Aussi souvent que possible, va courir avec Christina.
D'accord.
Pour l’entraînement, les mouvements basiques pourront être travaillés ici. Mais il faudra aller au siège des Audacieux pour le combat sur le ring. Tu devras avoir un suivi médical chaque semaine par un médecin, Matthew t’en conseillera un discret.
Bien.
Un brusque silence tombe entre les deux jeunes gens, chacun perdu dans les pensées que lui renvoie l’autre. Tobias s’écarte pour allumer ses écrans. Il donne à Tris le mot de passe et lui montre la façon d’accéder aux ressources documentaires de la médiathèque.
Je travaille surtout le matin avec Johanna, mais maintenant que mon matériel est là, je passe beaucoup de temps ici. Je vais aussi aller « aider » ma mère au centre de formation, elle a besoin de matériel de rénovation. Je pourrai avoir un œil sur elle.
Tris ferme les yeux et semble ne plus écouter Tobias. Au bout de quelques secondes de réflexion, elle rouvre des yeux embués de larmes.
De très gros rouleaux de câbles. Il y en a dans un sous-sol à l’intersection de North et Fairfield…
Pourquoi ces larmes ? demande Tobias doucement sans s’occuper du contenu de sa phrase.
C’était dans une partie de la mémoire de Caleb, maman… est morte. Beatrice est en larmes et a rejoint le groupe de fuyards dans cette grande pièce et l’apprend à notre père. Elle est blessée… au bras. Il y a plein de tourets de bois avec des câbles enroulés autour d’elle. C’est très poussiéreux, ça a l’air abandonné. Ça peut faire du matériel de rénovation ?
Oui, mais ça fait surtout une excellente diversion pour que je puisse amadouer ma mère. C’est un précieux renseignement. Merci.
Tris bat des paupières pour dissiper le voile de ses yeux et essaie d’offrir un sourire. L’instructeur tente de le lui rendre en soulevant légèrement ses commissures d’un air triste. Il se détourne pour plonger dans un tiroir et en sort une montre, qu’il donne à sa nouvelle recrue.
Ne te sépare jamais de cette montre. C’est aussi un transmetteur-récepteur. Les codes un et deux te permettent d’appeler Christina, ou moi, le trois, la police. Johanna est au courant, c’est elle qui m’a fourni cette montre. C’est une sécurité.
Tris acquiesce en silence, elle ne peut pas croire que la haine aveugle d’une femme qu’elle ne connaît même pas puisse la pousser à de telles mesures de précaution.
Il est tard, je vais te ramener chez Caleb, dit Tobias avec sollicitude.
Le trajet se passe en silence, Tris jette un coup d’œil de temps en temps à Tobias qui garde obstinément les yeux sur la route, les sourcils froncés. Son profil anguleux, ses lèvres fines mais pleines, dénotent une détermination élimée par les épreuves et le chagrin.
Au pied de l’immeuble, il immobilise le véhicule silencieux.
Je peux te poser une question ? demande la jeune fille après avoir ouvert la portière.
Ça dépend, la défie le jeune homme. Vas-y toujours.
As-tu passé une bonne soirée ?
Surpris par la question, Tobias sourit faiblement.
J’ai connu pire, glisse-t-il d’une voix neutre en replaçant son regard droit devant lui.
Tris sourit, quitte la voiture et rentre dans le bâtiment sans se retourner.