Fanfiction Divergente 4 - Résurgence, Chapitre 28
CHAPITRE VINGT-HUIT
Tu as sûrement raison Tris, c’est logique, confirme Tobias.
Le lieu est angoissant. Sans apport lumineux extérieur, éclairée d’un simple néon, la pièce fait trois mètres de large sur une grande longueur, qui se perd dans l’obscurité sur la droite. Le coin repas est composé d’une table simple, couverte de poussière, et de trois chaises rangées autour. L’étagère, en hauteur, est garnie de conserves de première nécessité et de nombreuses bouteilles d’eau.
Un lit, avec une pile de couvertures pliées dessus, tout aussi sommaire que ceux qui meublaient le dortoir des novices Audacieux, est adossé contre un mur en béton brut sur lequel est peint un gros chiffre « trois » en blanc. L’ensemble n’a manifestement pas servi depuis très longtemps.
Il doit y avoir au moins deux autres refuges de ce genre, constate Tobias en désignant le chiffre peint sur le mur. Sans doute protégés des regards par le même procédé. Maintenant que nous avons trouvé celui-là, les autres seront peut-être plus faciles à repérer.
A l’aide d’une torche, Tris s’avance dans la partie obscure, Christina se presse pour l’accompagner. Elles balayent les parois pour trouver un éventuel interrupteur qui permettrait d’éclairer la suite du local. C’est Christina qui le trouve et l’actionne. De nouveaux néons s’allument en cascade, les un après les autres, dévoilant un immense tunnel dissimulé sur une longueur insondable au cœur de cette clôture qui a semblé infranchissable, indomptable et mystérieuse aux habitants de Chicago pendant plusieurs siècles. Les garçons rejoignent les exploratrices curieuses. D’un même geste, Tobias et Mark se placent devant leur amie respective, en protection. Devant eux, à perte de vue, sur tout le pan droit du tunnel, des alignements ininterrompus de conserves et de réserves alimentaires sèches. Sur le pan gauche, tapissant le mur de haut en bas, sur une épaisseur de vingt centimètres au moins, de gigantesques accumulateurs noirs mats se succèdent sans qu’ils en voient la fin. Et juste devant eux, posée au sol, une sorte de moto dont les roues métalliques creuses sont montées sur un rail unique, est prête à transporter un passager le long de cet incroyable alignement.
Mais qu’est-ce-que c’est que ça ? s’exclame Christina.
Pour les conserves, j’ai peut-être la réponse, dit Mark qui n’a pas ouvert la bouche depuis la découverte. Je me souviens de ces denrées, nous en recevions parfois des colis. Ils étaient déposés la nuit dans des caisses à côté de notre village ou d’un autre de la Marge.
Heu, sans rire Mark ? Alors je crois que je te dois des excuses, enfin, à ta sœur, tu lui feras passer, Pète-Sec… marmonne Peter en regardant les alignements de nourriture.
Qu’est-ce-que t’as encore fait ? grogne Christina.
Le jour de notre test…
Tu as agressé un Altruiste dans la file d’attente, en accusant tous les membres de cette faction de voler de la nourriture à leur profit, au lieu de la redistribuer aux Sans-faction comme ils le prétendaient… termine Tris.
C’est vrai que t’es flippante, Pète-Sec ! déclare Peter. J’imagine que ta mère ou ses amis venaient mettre ici des réserves alimentaires pour les distribuer aux gens de la Marge ? Mais alors pourquoi il y en a autant ici qui n’ont pas été distribuées ?
Tris, pardon, mais quand ta mère a-t-elle été tuée ? demande Mark.
La guerre civile a éclaté juste après la fin de l’initiation des novices, explique Tobias à sa place. C’était en été.
Alors il est normal que toutes ces conserves soient là. Nous ne recevions de colis presque qu’en hiver, quand nous ne pouvions plus subvenir à nos propres besoins grâce à la nature. Il y a ici les stocks de plusieurs mois, en prévision de l’hiver suivant. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi les Divergents qui étaient exfiltrés et passaient par là ne vendaient pas la mèche d’une façon ou d’une autre à leur famille ou amis dans Chicago ?
Parce qu’ils étaient soumis au sérum d’oubli pour ne pas souffrir de leur déracinement, précise Tobias.
Ta mère, et ses complices si elle en avait, a été un ange-gardien pour des centaines de personnes de la Marge, Tris, dit Mark avec émotion. Nous n’avions jamais su qui nous donnait toutes ces choses. Il y avait même des vêtements dans les colis.
Et ça, c’est quoi ? demande Christina en désignant les accumulateurs.
Je pense que ce sont des batteries, dit Tobias.
Allons Quatre, il n’y a pas besoin de batteries aussi monstrueuses pour alimenter cette pauvre moto électrique ! Et d’où viendrait l’énergie ?
Pour la moto, non, mais pour Chicago, oui… répond-il d’un ton énigmatique.
Pour Chicago ? Comment ça pour Chicago ? s’étonne Peter.
Il n’y avait pas que par l’abnégation que les Altruistes étaient voués à la gouvernance de la cité. Je pense qu’une poignée devait savoir l’existence de ces batteries. Personne ne mesurait vraiment l’énergie consommée par la ville, on ne se demandait pas si les ventilateurs et les panneaux solaires suffisaient, ni d’où venait l’électricité et le chauffage que nous consommions. Ces batteries étaient là en secours.
Mais alimentées par quoi ? s’écrie Peter d’un ton aigu.
Vous pensiez peut-être que la structure métallique sur le mur ne vous protégeait que de l’extérieur ? glisse Tris. Elle était peut-être chargée d’une autre fonction : récupérer l’énergie du ciel !
Tobias jette un œil à sa petite amie, c’est exactement ce qu’il était en train de penser.
Ils emmagasinaient dans ces batteries les éclairs des orages ? balbutie Christina.
Oui, je le crois, confirme Tobias.
Intéressant… dit Peter.
Et où va la moto ? demande Mark.
Probablement à l’autre porte, suggère le leader du groupe.
Comment ils ont fait pour tenir tout ça secret pendant des siècles ? Tris, pourquoi ta mère n’a jamais rien dit à personne ? s’indigne Christina.
Pas seulement Natalie Prior, elle n’a pas pu tout gérer toute seule, vous ne croyez pas ? insinue Peter.
Que veux-tu dire ? lui demande Tobias. Tout ça n’a manifestement plus été utilisé depuis la disparition de Natalie et Andrew !
Qui était le chef du gouvernement et a dû quitter la ville après la guerre civile ? Il était forcément au courant, non ? Enfin, si j’ose dire… glisse Peter en regardant naïvement au plafond.
Marcus ?! souffle Christina.
Soudain muet, Tobias n’ajoute rien. Il se met à douter. Que savait son père, en tant que chef du gouvernement ? Pourquoi, en fait, Natalie et Andrew Prior l’avaient tant protégé, alors même qu’ils savaient pour la fuite d’Evelyn et les soupçons de maltraitance sur leur enfant ?
Quand Beatrice et lui s’étaient réfugiés chez les Fraternels, Marcus avait essayé de les aborder pour leur parler. Mais la haine, la rancœur étaient trop fortes, Tobias avait rembarré son père. Et peu après, les Erudits étaient venus les pourchasser. La discussion n’avait jamais pu avoir lieu.
Tris s’approche de lui et lui propose un dérivatif. Elle ne veut pas que Tobias culpabilise. Il a toujours fait ce qu’il pensait juste, elle lui glisse :
On serait à l’abri ici pour la nuit, tu ne crois pas ?
Oui, on a bien le temps de dormir à la belle étoile ! lui répond-il avec un sourire. On s’installe ici pour ce soir.
Le groupe fait demi-tour et entreprend de sortir du camion le nécessaire pour passer la nuit sur place, dans l’espace secret qu’ils ont découvert.
Tris a l’impression de se rapprocher un peu de sa mère, de sa mission, de son sacrifice, toute sa vie au service de l’expérience du Bureau, dont elle espérait de toute son âme qu’elle préserverait la paix. Elle avait presque réussi, le message avait pu être diffusé, mais l’ambition dévorante de quelques-uns avait mené la ville au chaos et de nombreuses personnes, beaucoup trop, à la mort.
Peter décide de dormir dans le camion. Malgré la méfiance de Tris, Tobias décide de lui faire confiance. Mark joue avec les nerfs de Christina en lui proposant un empilement sur l’unique lit d’une personne de l’abri. La jolie brune s’installe finalement le long de la table sur un matelas gonflable, menaçant Mark des pires tourments s’il ose approcher d’elle pendant la nuit. Il installe donc son matelas de l’autre côté de la table.
Tobias accueille Tris dans ses bras, sur le lit de l’abri. Elle se love au creux de son épaule et rabat sur eux les duvets chauds fournis par le Bureau. Elle s’endort contre la peau de Tobias, la bouche du jeune homme sur sa tempe. Il lui semble même apercevoir le sourire de sa mère qui se penche sur leur couche de fortune.
***
Quand ils se réveillent le lendemain matin, Mark a fait du feu près du camion, l’eau est bouillante et les gobelets avec la chicorée sont prêts sur la table. Il a même fait griller le pain près du brasier. L’abri embaume du mélange d’odeurs de fournil et de petit matin. Il mâchouille les feuilles de sa cueillette de la veille quand la faim réveille Christina et le couple sur le lit.
Même au réveil, t’es belle chérie, dit Mark avec un sourire narquois à Christina quand elle se redresse sur son matelas.
Mmmh, grommelle Christina.
Mark rit, ce qui achève de réveiller Tobias et Tris. Peter fait son apparition. Le petit déjeuner est vite avalé.
C’était bon, Mark, reconnaît Christina, merci ! Du pain grillé en camping, c’est du luxe !
Méticuleusement, avec un souci presque religieux, Tris prend un soin tout particulier à remettre l’abri dans l’état strict où ils l’ont trouvé. Les affaires des équipiers sont regroupées dans le camion. Après un dernier regard circulaire, Tris referme la porte cachée dans le mur, derrière l’arbuste artificiel, comme elle refermerait une page du livre de son passé. Mark prend le volant, direction le Bureau.
Bientôt, le convoi arrive en vue du complexe. Tris découvre l’étonnant bâtiment en forme d’ADN, immaculé, planté au milieu d’un îlot de verdure et de bâtiments tirés au cordeau. Le décor tranche avec la grande hétérogénéité de l’architecture à Chicago, où se mélangent ruines, bâtiments anciens et ultra-modernes. Ici, tout n’est qu’ordre, uniformité, et calme apparent. Le complexe est planté au milieu d’un décor de steppes inhospitalières, alternant zones sèches et dénudées, et bosquets de courageuses plantes pionnières, tordues dans le sens des vents dominants, quasi permanents dans la région.
Tobias est tendu comme un arc depuis leur départ de la clôture pour cette destination. C’est là, derrière l’une des fenêtres qu’il aperçoit au loin, que Beatrice a perdu la vie, l’offrant pour sauver son frère et les habitants de Chicago. Chaque tour de roue lui enfonce des aiguilles dans la peau. Il essaie de détourner son attention sur Tris, qui l’a relevé de son chagrin, mais les souvenirs sont tenaces. Il n’a pas mis les pieds ici depuis le décès de Beatrice et il se souvient maintenant amèrement pourquoi. Pourtant, au fond de lui, il sait qu’il a besoin d’exorciser ses angoisses, de se pardonner de ne pas avoir été là, de n’avoir rien pu faire. Et pour cela, il doit cesser de fuir les souvenirs, la réalité. Il espère enfin pouvoir sourire plus souvent en repensant à sa petite amie défunte.
La sécurité a été considérablement allégée à l’entrée du complexe : les activités y étant moins occultes ou cachées, la culture du secret a laissé place à une certaine liberté d’échanges. De nombreux habitants de la cité délocalisée travaillent à Chicago, et inversement. Les trajets entre les deux zones sont bi-quotidiens, au minimum. Après avoir pendant des décennies ressenti un sentiment d’impunité et de sécurité à l’intérieur de la clôture, certains habitants de Chicago se sont sentis étouffés dans l’enceinte protectrice et ont eu besoin de s’échapper de ce mur, malgré l’ouverture permanente des portes. Emploi dans les laboratoires ou les services administratifs du Bureau, voire déménagement pur et simple, les mouvements de population entre le cœur de cité et le complexe scientifique ont explosé dans les deux sens après la fin de la guerre civile, augmentés du rapprochement de certaines familles de la Marge. L’intégration de ces dernières n’est toujours pas finie, des logements se construisent au Bureau, et se rénovent dans Chicago, pour intégrer ces populations avides de sécurité et d’approvisionnement alimentaire régulier.
A l’entrée du complexe, le vigile informé de la visite du convoi le laisse passer sans difficulté. Mark, au volant, savoure sa nouvelle compétence : il a troqué sa force de travail au service du rétablissement du cours de la rivière Chicago contre une formation à la conduite des mastodontes, le gîte et le couvert. Il s’en félicite aujourd’hui : dompter ces bêtes d’acier et de composite lui plaît et lui offre des perspectives d’évolution de carrière. Pour l'heure, il remplace Tobias, enfermé dans ses souvenirs aux côtés de Tris, également tendue à l’idée d’affronter ses visions et de faire revivre à son petit ami les pires moments de sa vie. Tout au fond d’elle, elle redoute aussi de le voir s’enfermer à nouveau dans son deuil et ses souvenirs, au point de ne plus supporter leur relation.
Devant le bâtiment principal, le véhicule s’immobilise sur un emplacement de dépose, et la troupe en descend pour se diriger vers l’accueil. Tobias serre dans la sienne la main de Tris, bien plus qu’en temps normal. Christina est sombre également. Venir ici ne l’enchante pas, et elle a déjà averti qu’elle ne se rendrait pas dans la zone où sa meilleure amie a trouvé la mort. Mark la surveille, guettant le moindre signe d’effondrement moral. Peter, silencieux pour une fois, se contente de suivre le mouvement, dans une attitude de recueillement qui lui est peu familière. Une chape de plomb semble écraser le groupe tout entier.
Je peux aller voir mon contact pour les combinaisons, si tu veux, Quatre, propose Mark.
Bien. Emmène Christina et Peter, ils chargeront le matériel dans le camion avec toi, répond Tobias. Christina, vois aussi si Johanna a pu obtenir le prêt des ressources documentaires historiques dont Tris a besoin.
Le jeune homme signifie ainsi clairement qu’il entend se réserver un moment d’intimité avec Tris, pour élucider leurs lancinantes interrogations et tenter de mettre dans la douleur un terme à un deuil long de trois années.
Quatre… tente d’intervenir Christina.
Mais Mark l’entraîne doucement par les épaules, et cette fois, la jeune fille à la peau mate se laisse conduire par la douceur des gestes de l’homme de la Marge. Tordant le cou autant qu’elle le peut, Christina accroche son regard quelques secondes sur le couple de ses amis qui s’éloigne, mais Mark lui glisse :
Je suis sûr qu’ils te feront signe dès qu’ils auront besoin de ton soutien, Chris. Viens, laissons-les un moment.
L’homme de la Marge entraîne Christina dans un couloir menant au centre technique et Peter les suit docilement.
Tobias s’adresse au bureau d’accueil pour demander l’accès à l’ancien laboratoire d’armement de David. Johanna Reyes a annoncé leur arrivée. Le nouveau directeur du complexe, prévenu par la représentante du conseil, a promis sa coopération. La secrétaire leur indique le chemin, après avoir reçu l’accord du dirigeant. Au fond du premier couloir, l’ascenseur magnétique propulse le couple vers le haut, comme suspendu par une couche d’air dense sous leurs pieds. Tris n’arrive pas à profiter de la nouveauté que représentent pour elle toutes ces installations futuristes. Elle n’est déjà plus dans la réalité.
Le Bureau est un labyrinthe. Des couloirs, à gauche puis à droite. Des courts, des longs. Tobias sent la nausée envahir sa gorge. Ressent-il le vertige de ces longueurs de tunnels au carré, blancs comme dans son souvenir, froid comme une morgue ? Ou est-ce d’approcher du laboratoire où Beatrice a perdu la vie qui le rend malade ? Il voudrait pouvoir affirmer que Tris l’a guéri, qu’elle a colmaté ses hémorragies de souffrance, mais peut-être qu’elles ne sont que cachées.
Au milieu de ce qui semble être à Tobias au moins le millième couloir, le couple guidé par le vigile dépêché par le chef du Bureau, le voit finalement apparaître. Malgré la chute des factions, il est encore vêtu d’un costume bleu, mais bleu foncé, comme si la nuance de bleu pouvait changer quelque chose à l’état d’esprit.
Monsieur Eaton ? dit-il en tendant la main bien avant d’arriver à sa hauteur. Je suis Walter O’Neil, le responsable de ce complexe.
Tobias hésite avant de saluer cet homme, dont il ne sait rien. Il voudrait d’abord savoir s’il a bien fait exécuter David comme il en rêve depuis trois ans. Mais son cerveau embrumé par les souvenirs ne réfléchit pas assez vite pour trouver une excuse le dispensant de lui serrer la main, son esprit est encombré d’autres pensées pour l’instant. Il accepte la poignée de main. Walter se tourne vers Tris, blanche et tendue, cramponnée des deux mains au bras de Tobias. Elle n’a pas ouvert la bouche depuis leur arrivée dans le complexe. Le chef lui tend aussi la main.
Vous êtes Tris Prior ? Johanna m’a averti de votre arrivée et des… circonstances de votre présence à cet étage. Croyez que… je suis désolé.
Qu’est-il arrivé à David ? demande brusquement Tris en lui serrant la main tout de même.
Contracté, Tobias serre les dents. Il brûle, tout autant qu’il n’est pas sûr, de vouloir entendre la réponse. Il craint qu’on ne lui apprenne que ce meurtrier égocentrique et toxique coule des jours heureux dans une petite maison au calme, à l’écart du Bureau.
Mon prédécesseur a été condamné à être consigné dans son appartement, à vie. Par ailleurs, il est « volontaire » désigné à chaque fois que nous testons un nouveau médicament.
Des « nouveaux médicaments » ? demande Tobias avec suspicion.
Oui, nous consacrons toute une équipe à soigner les maladies spécifiques contractées par les habitants de la Marge, tant pour les protéger, que pour éviter des épidémies ou une propagation dans les villes et villages voisins. Avant toute diffusion, nous testons leur innocuité. Nous avons embauché des hommes et femmes de la Marge pour qu’ils assistent nos scientifiques de leur expérience sociétale.
Des cobayes à la place d’autres cobayes… s’agace Tris. Quel que soit le cobaye, ça ne change rien à la méthode !
Tobias sent sa petite amie se tendre comme un arc. Il ne faut plus qu’une toute petite étincelle pour qu’elle explose, il le sent. Plus elle évolue, plus son tempérament devient explosif comme celui de Beatrice, leur fusion est sans doute aussi à ce prix. Walter O’Neil baisse les yeux un instant puis affronte à nouveau le regard de Tris :
Je comprends votre réaction, Mademoiselle Prior. Je connais le passé récent de Chicago et ce qui est arrivé à Beatrice Prior ainsi qu’à nombre de ses amis. Sachez que David a choisi cette sanction. Nous lui avions proposé une autre alternative : l’exil dans la Marge… La peine de mort n’a jamais été officiellement applicable au Bureau.
Tobias ne peut s’empêcher de trouver ça encore bien trop magnanime. Il essaie de maîtriser le désir de vengeance qui l’envahit, et lui donne envie d’abréger les « souffrances expérimentales » de David…
Officiellement, hein, grince Tris.
Je sais les excès commis par David, ils sont inacceptables, c’est vrai, mais nous devons lutter pour ne pas nous abaisser à son niveau de cruauté, dit tranquillement Walter d’un ton compatissant.
Nous aimerions pouvoir nous… recueillir quelques minutes dans le laboratoire d’armement où Beatrice Prior…
Mais Tobias ne peut pas finir sa phrase, il sent juste tous ses organes changer de place et venir s’installer dans sa gorge, l’obstruer et l’étouffer. Un goût de bile envahit sa bouche et seules ses contractions involontaires des joues l’empêchent de vomir. Ou hurler. Il ne sait plus. Il perçoit juste une, ou dix ou cent gouttes de sueur lui couler le long de la colonne vertébrale. Elles font pleurer les cinq symboles des factions gravés au cœur de sa peau.
Où ma sœur a été abattue par David, termine Tris d’une voix blanche.
Je comprends oui, je vous accompagne. Je me tiens aussi à votre disposition, si vous voulez des explications sur ce qu’est devenu ce… centre, dit Walter en faisant un signe des bras pour englober virtuellement le complexe. Si cela peut vous aider à changer votre vision de notre travail.
Le Chef du Bureau invite d’un geste ses invités à le suivre. Un couloir à gauche, puis le suivant à droite. Sans la main de Tris dans la sienne, Tobias aurait déjà fait demi-tour en courant. Arrivés devant un vestibule, précédant une double porte vitrée, Walter ralentit et marque une pause.
Vous y êtes, c’est ici. Je vous laisse, mon bureau est le troisième à droite, si vous souhaitez venir boire un café, après... Ah, Mademoiselle Prior, juste pour vous convaincre, si cela est possible, je l’espère : mon épouse est née, et a été élevée dans la Marge, je l’ai rencontrée il y a deux ans, en allant volontairement passer plusieurs mois en immersion dans son village. Je travaille ici, mais je vis toujours dans ce village, je ne le quitterai que quand leur niveau de confort et de sécurité sera suffisant pour les habitants, selon leurs propres critères. Nous y travaillons chaque jour.
Le responsable tourne les talons avec un salut de tête respectueux à destination des deux jeunes gens. Tris et Tobias le suivent des yeux jusqu’à ce qu’il ait disparu dans son bureau. Cela leur a fourni une excuse, le temps de son trajet, pour repousser le moment d’affronter la pièce mortelle. Le jeune homme endeuillé sent encore une fois les plumes si douces, si apaisantes dans sa main. Il aime cette sensation presque irréelle, d’habitude, mais là, il se sent comme avant de monter dans la tyrolienne : en refus total, dans l’impossibilité de faire un pas de plus. Et aujourd’hui, contrairement au jour de la dispersion des cendres de Beatrice, ce n’est pas trop tard, il peut encore reculer.
Il va reculer. Ils vont partir tous les deux et oublier ce cauchemar, avec le temps. Mais le pas qu’il fait en arrière s’oppose à un mur. Pourtant, c’est l’espace du couloir qui se trouve derrière lui, personne, ni rien, pour le retenir de partir. Sauf… la main soudain surpuissante de Tris qui semble moulée dans le béton et l’empêche de reculer. Pourtant, il sent toujours le velours contre sa paume. Qui le retient ?
Tris fait un pas en avant, et un autre, comme une automate, en direction de la double porte vitrée séparant le petit vestibule dans lequel ils se trouvent du labo d’armement. Elle a lâché la main de Tobias. Le jeune homme se sent glacé et dans l’incapacité de réagir, comme spectateur d’un drame. Soudain, la sœur de Beatrice porte sa main à son bras en criant de douleur, et tombe à genoux en respirant vite et fort pour absorber l’onde nerveuse déchirante qui la traverse. Ce cri sort Tobias de sa torpeur immobile et il se jette sur Tris :
Qu’est-ce-que tu as ? Tris ! s’écrie-t-il.
Elle… a reçu une balle dans le bras… Elle a mal, elle étouffe ! suffoque Tris en pleurant. Le sol, le feu, elle brûle à l’intérieur… Elle voudrait… se laisser glisser, ce serait si doux…
Tu vois tout ça ?! Tris, je n’aurais pas dû t’emmener… partons d’ici !
Non ! C’est toi…
Moi quoi ? Tris, je t’emmène, viens… Nous avons eu tort… articule Tobias en essayant de la relever, malgré son irrésistible résistance.
Elle pensait à… toi, à Christina, à… Caleb… pour avoir la force de résister… au sommeil du sérum de mort. Son feu intérieur… venait de vous, il l’a relevée... Elle repoussait le sol qui l’attirait… murmure Tris en se redressant avec peine.
Tris résiste avec une force incompréhensible à la traction de Tobias qui voudrait l’extirper de cet enfer. Mais pourquoi ont-ils voulu venir ici ? Quelle importance de savoir si oui ou non les visions de Tris sont réelles ou imaginées ? Tobias ne veut pas que Tris meure, à travers sa sœur, comme une deuxième fois, personne ne peut endurer ça.
Il ne peut pas, lui non plus.
Mais l’incroyable puissance de Beatrice, malgré sa frêle constitution, transpire dans le corps de Tris. La jeune fille se relève et avance, le dos voûté, vers la double porte, une main sur son bras endolori. De sa main libre, elle ouvre la double porte. Tobias ne peut que la suivre, comme en transe, il ne la laissera pas encore affronter ça toute seule. Pas cette fois. Il sera là, quoi qu’il lui en coûte, et quelle que soit l’issue.
Le comptoir où était posé le boîtier, objet de la quête de Beatrice, est toujours là. Tris avance d’un pas lent vers le meuble. Son petit ami, hébété, reconnaît la vision qu’ils ont partagée, la même pièce, le même meuble, la même douleur insoutenable aussi. Tris ferme les yeux et tend sa main vers le comptoir, toujours adossé au mur sur la gauche, de nouvelles machines sont posées dessus. Ce n’était pas les mêmes dans sa vision. Elle pose sa main sur le bord du comptoir et elle pousse un cri. Son corps se tord tout-à-coup comme si elle avait reçu un coup de poignard dans le dos, puis dans le cou. Elle tombe à genoux, Tobias se jette au sol sous elle pour la rattraper, oubliant sa propre asphyxie.
Tris, parle… dis-moi ce que je dois faire ! lui dit le jeune homme la voix déformée par l’angoisse.
Maman… pleure Tris contre la poitrine de Tobias, maman !
Non, pas sa mère, elle ne doit pas voir ça, elle ne doit pas se laisser emmener ! Le jeune homme serre désespérément sa petite amie contre lui, il n’arrive pas à interrompre sa fusion avec Beatrice, il ne sait pas s’il doit, si Tris le veut, si lui, le veut. Et il fourre son visage crispé dans ses cheveux qui forment une nappe dorée par terre, la même nappe mais de sang, qui devait entourer Beatrice abattue de deux balles par David. La terreur lui tord le ventre, que Tris se laisse emporter elle aussi.
Tobias, gémit Tris.
Je suis là, je t’aime, je t’aime, répond-il en la berçant doucement.
Il hurlerait tant il est terrifié à l’idée qu’elle meure, elle aussi, là, maintenant, par fusion avec Beatrice. Mais il ne peut pas l’empêcher, il attend sans rien pouvoir faire, que le destin lui prenne encore son amour.
Maman… lui dit de te faire confiance, que tu y arriveras, que… tu te relèveras, souffle Tris contre son bras qui la soutient.
Lui dit. Tobias inspire puissamment comme s’il avait été en apnée depuis une heure, Tris parle d’elle, Beatrice. Tris n’est pas Beatrice. Tris ne va pas mourir, elle fait sa plus puissante connexion avec cette jumelle incroyable qu’elle n’a jamais rencontrée, qui est morte avant sa « naissance », mais dont elle sait tout, jusqu’à sa dernière douleur, son dernier courage, son dernier sacrifice, son dernier acte de paix.
Tris imbibe le pull de Tobias de ses larmes, secoue tout son corps dans des spasmes de chagrin déchirants. Les perles salées roulent sur la longue strie rouge qui lui barre la joue. Tobias embrasse une par une toutes ses larmes, elles sont sacrées, ce sont celles de Tris, les siennes et celles de Beatrice aussi. Il peut enfin lui dire au revoir, il le sait dans toutes les fibres de son corps. Au bout d’un moment, Tris s’apaise un peu et relève son visage vers lui. Un sourire traverse le visage embué qu’il voit devant lui : Beatrice l’a exaucé, comme il lui avait désespérément demandé, à la morgue, elle lui a envoyé un autre sourire, un dernier, juste un. Il en est sûr, car il ne veut pas que ce soit le dernier sourire de Tris. Ça ne se peut pas.
Tobias sent alors son cœur se vider, comme si une fuite permettait au fluide toxique qui l’empoisonne depuis plus de trois ans de s’évaporer, de s’écouler hors de lui, pour être remplacé par du bon sang, sain et purifié. Il se regonfle et recharge tout son corps, comme une renaissance, une résurgence de vie qu’il pensait presque tarie. C’est fini, il sait que c’est fini. Lui aussi a triomphé, comme et grâce à Beatrice, du poison mortel.
Après encore un temps indéfini, Tris se calme, ses larmes cessent de couler. Elle se laisse bercer par Tobias, leurs cœurs à l’unisson retrouvent un rythme serein, seconde après seconde. Le jeune homme, les yeux dans le vide, ne sait pas le moins du monde depuis combien de temps ils sont assis par terre, serrés l’un contre l’autre, à se remercier silencieusement d’être là l’un pour l’autre. Quand il sent que la respiration de Tris est redevenue aussi tranquille, aussi douce que quand elle fait la lecture aux personnes âgées à l’orphelinat, il s’autorise à briser la félicité paisible à laquelle ils sont enfin parvenus :
Tris… Je crois que nous pouvons y aller, maintenant… Elle est partie, n’est-ce-pas ?
Oui, elle est partie, souffle Tris comme si elle venait de se réveiller.
Lentement, Tobias se redresse et soulève en même temps le corps doux, chaud et fin de sa petite amie. La tête penchée sur le côté, il la regarde tendrement, en remettant de l’ordre dans sa mèche contre sa joue. Sur son visage, plus de crispation de douleur, plus de tension. Juste l’expression angélique qu’elle avait le jour où elle est venue se présenter devant tout le conseil de gouvernance de Chicago.
Merci, lui dit-il.
Pourquoi merci ? murmure-t-elle, le front appuyé contre le sien.
Pour le sourire.
Elle… avait tout pardonné, elle avait tout fait, ce qui était sa raison de vivre. C’était fini.
Je sais, grâce à toi. Je sais aujourd’hui qu’elle était faite pour rester dans mon cœur, mais pas dans ma vie. Dans nos cœurs à tous, elle était née pour sauver les vies.
Elle était tellement… belle et forte !
Tu lui ressembles tellement… tout en étant… toi, juste toi… murmure Tobias à son oreille.
Soudés corps contre corps, ils se mettent en marche et s’éloignent de ce lieu de pèlerinage qui était un passage nécessaire. De loin, impossible de dire qu’ils sont deux, tant leurs silhouettes se confondent. Jusqu’à leurs ombres qui se superposent, quand ils passent devant la grande baie vitrée qui illumine le couloir et donne accès à un patio verdoyant. Ils reprennent l’ascenseur en silence et retrouvent l’animation tranquille du grand hall d’entrée.
En les voyant arriver, Peter est le premier à bondir sur ses pieds, suivi de Christina et Mark. Ils patientaient assis sur des fauteuils bleus, tranchant nettement sur le carrelage blanc, une tasse à la main, proposée par la secrétaire, sur ordre de son supérieur.
Ça va, Quatre ? risque Peter en les suivant des yeux pendant qu’ils approchent bras dessus, bras dessous.
Dans d’autres circonstances, Tobias se serait étonné de cette subite sollicitude. Peter était plutôt du genre à enfoncer les gens et à appuyer là où ça fait mal, quand il était novice. Et à utiliser les faiblesses des autres pour parvenir à ses fins. Mais aujourd’hui, l’ancien instructeur a vu tellement de choses qu’il n’aurait jamais crues possibles qu’il ne relève même pas le ton grave de Peter. Tout a changé depuis quelques mois autour de Tobias. Chicago a changé, la rivière a changé, sa vision de la vie a changé, lui-même a changé. Peter peut bien aussi être devenu plus humain.
Tout est bien, maintenant. C’est fini, conclut Tobias. Partons.
Retenant un sanglot, Christina voit ses deux amis apparemment en paix, leur visage plus serein à l'opposé de l’angoisse tétanisante qu'ils affichaient en arrivant. Leurs démons sont-ils enfin exorcisés ? Elle veut le croire. Tris lui dira. Plus tard. Elle lui dit toujours tout.
Tout est chargé, dit Mark doucement. On peut y aller.
Conduis, demande Tobias à l’homme de la Marge, tu connais les lieux mieux que nous.
Mark acquiesce et le groupe retourne au camion, une heure et demie après l’avoir immobilisé devant l’entrée principale.