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Fanfiction Divergente 4 - Résurgence, Chapitre 47

CHAPITRE QUARANTE-SEPT

SIX SEMAINES PLUS TARD

Tris, le trac au ventre, entre dans le grand amphithéâtre. Il est étrangement bien rempli. Un brouhaha accompagne son arrivée. Quelle idée elle a eu d’accepter cette farce !


La conférencière du jour installe ses papiers sur le bureau : elle a préparé son plan et les grandes lignes de son exposé. Elle a convenu avec son professeur d’une durée écourtée de présentation, lui seul étant destinataire de l’intégralité de son mémoire. A sa grande surprise, Tobias entre par l’entrée basse, tenant Jonah par le bras. Elle ne pensait pas que le grand-père de son compagnon aurait le courage de sortir de l’orphelinat pour venir. Tris va à sa rencontre avec un sourire, et l’accompagne jusqu’au premier rang. Quelques étudiants habillés en tenue Altruiste, ivoire et grise se poussent pour lui laisser la place la plus confortable, ce qui fait sourire la jeune fille. Leur présence au premier rang n’est pas conforme à l’esprit de la faction dissoute, dont les gens cherchent à s’affranchir des principes les plus rigides ou inexplicables. Mais leur abnégation revient au galop dès que le besoin s’en fait sentir, on n’abandonne pas des années d’éducation en claquant des doigts.


Tout en haut et au fond, Johanna fait son apparition avec deux hommes. Tous trois s’installent à l’écart, tout en haut de l’amphithéâtre au dernier rang, en attendant le début du cours. Tris sourit avec un brin de crispation, Johanna a fait de la publicité pour son « cours » et tente de compléter l’amphithéâtre avec ses amis… Mais en fait, la salle est déjà quasiment pleine : son professeur de sociologie a battu aussi le rappel parmi ses étudiants.


Quand l’heure prévue pour le début de son exposé s’affiche sur l’écran rectangulaire mural au-dessus du tableau numérique, la jeune fille fait retentir la sonnerie indiquant aux étudiants que le cours va commencer, la dernière fois qu’elle a entendu cette sonnerie, c’est elle qui était assise parmi les étudiants, il n’y a pas si longtemps. Le silence s’installe dans la grande salle.

  • Pendant des siècles, les habitants de cette ville, de ce pays, de ce monde, ont vécu sous différentes dictatures. Aussi, je n’en ajouterai pas une autre : si certains d’entre vous pensent que ce cours est obligatoire pour la validation de leur année, je les rassure, ils peuvent partir.

Quelques rires fusent dans les rangs, mais personne ne se lève pour quitter l’amphithéâtre.

  • Je ne suis là que pour vous raconter une histoire, la vôtre en réalité. En fait, je passe mon examen de sociologie… J’avais une dissert’ à faire ! Le vrai prof, il est dans les gradins…

La salle se secoue à nouveau de rires, mais personne n’envisage une seconde de remettre en cause la légitimité de la position de Tris, derrière le bureau, à sa place ce jour-là : tout le monde lit les journaux et les aventures du groupe entourant la célèbre Tris Prior ont fait le tour de la ville. Le professeur d’histoire des factions, un ancien Erudit qui a évolué avec cette société qu’il étudie sous tous ses angles, sourit à l’aveu de Tris.

  • L’humanité n’a fait que balancer d’excès en excès inverses, tentant de trouver un équilibre entre ses ambitions, sa survie, et sa stupéfiante capacité à s’autodétruire… Quand les factions ont été créées par les fondateurs, l’Homme avait tant pêché par orgueil et par convoitise qu’il a obtenu l’effet inverse à ce qu’il souhaitait : la moitié de la population de ce pays, et des autres sur notre planète, a disparu, décimée par la recherche, entre autres, de la perfection génétique. Vous savez déjà cela. La haine, le mensonge, la lâcheté, la bêtise, l’égoïsme ont ravagé la terre entière. Logiquement, en se basant sur la conviction issue de philosophes anciens tels Rousseau, qui prétend que l’homme naît bon et que c’est la société qui le transforme, les fondateurs ont pensé que des factions imposant des valeurs contraires à ces vices pourraient rétablir une paix durable. Ce système a fonctionné, plus ou moins, durant deux siècles à Chicago, ce qui est très court à l’échelle d’une société, mais il a été perverti par des objectifs inhumains, totalitaires, égoïstes et bornés, un retour aux défauts originels, en somme. Il s’avère que ce système a également été testé, à l’insu de chaque cité, dans quatre autres grandes villes des Etats-Unis par le gouvernement, une institution dont, à Chicago, à peine une poignée d’être humains avaient seulement connaissance, il y a juste quelques mois. Tous les habitants intégrés alors dans ces cités expérimentales ont été soumis au sérum d’oubli pour recommencer une nouvelle vie. C’est pour s’investir dans ce projet que mon ancêtre Edith Prior s’est portée volontaire pour constituer une de ces familles fondatrices de la cité de Chicago, comme beaucoup d’autres, vos ancêtres, à vous qui êtes nés à Chicago. Les fondateurs ont compris que les plus vils côtés de la nature humaine étaient responsables de toutes ces destructions. Pour soigner ces maux, ils ont instauré des groupes de personnes, cinq, des factions, en imposant des règles censées développer les qualités inverses. Dans chaque cité, c’est une faction différente qui a été placée à la tête du conseil local. Etait-ce la solution ? A chacun de juger. Ils ont toutefois sans doute sous-estimé ou mal perçu trois concepts capitaux de l’Humanité.

Tris s’interrompt pour regarder son auditoire. Le pan vitré de l’amphithéâtre projette une lumière grisâtre sur le public, la pluie n’a cessé que depuis la veille, après une semaine ininterrompue. Le ciel encore encombré des résidus de sa colère obscurcit un peu l’immense pièce.


Jusque-là, elle s’est assise derrière le grand bureau, pensant simplement à voix haute, les yeux dans le vague, comme si elle avait été seule devant un écran. Les joues dans les mains et les coudes appuyés sur le bois laqué du bureau, le micro fixe du système audio devant sa bouche porte sa voix jusqu’au fond de la pièce. Ses yeux reprennent soudain conscience de tous ceux de l’assistance braqués sur elle.

  • Oh, je pensais que vous seriez déjà partis ! dit-elle avec humour pour dissimuler sa propre gêne.

Quelques étudiants sourient, d’autres lèvent le nez de leur tablette, attendant la reprise du cours pour jouer à nouveau de leur stylet. Tris se lève, et entreprend de faire les cent pas devant le bureau pour canaliser sa tension et favoriser sa concentration. Le petit micro portatif fixé à sa veste d’Audacieuse renvoie sa voix dans la pièce par des haut-parleurs dissimulés.


Devant elle, Tobias se dit pour la millième fois qu’elle ressemble de plus en plus à Beatrice, surtout depuis que ses cheveux sont plus courts. Ressemblante, mais en plus… posée, plus mûre, moins écorchée peut-être, quoique ce soit parfois discutable. Dès qu’elle était anxieuse, Beatrice faisait les cent pas, ça avait le don d’énerver le jeune homme. Beatrice, elle, ça la calmait. Enfin, si on pouvait considérer que se griffer nerveusement la peau des bras, se mordre les lèvres ou les joues, ou se ronger les ongles étaient des signes de calme… Deux aimants qui se repoussent, mais ne peuvent se passer du magnétisme de l’autre.


Tris fait quelques pas dans un sens, puis dans l’autre. Tobias baisse les yeux pour ne pas avoir à subir le début d’hypnose qu’impliquent ces mouvements répétitifs. Quelle drôle d’idée de gigoter tout le temps comme ça !

  • La première chose qu’ils ont supposée, c’est que les êtres humains ne sont dotés que d’une seule des cinq valeurs constituant la base de chaque faction, ou qu’ils pouvaient canaliser et ne développer qu’une seule d’entre elles. Le test était conçu pour déterminer cette valeur et donc aider les adolescents à choisir leur faction, pour la vie. D’une certaine façon, ce test était objectif, puisqu’il permettait aussi de détecter les Divergents – les individus dotés de capacités pour deux factions au moins – durant l’année de leurs seize ans. C’était le but ultime, et inconnu de tous dans la cité, de cette expérimentation sociale. Imaginez devoir vous cacher, vivre dans la terreur, parce que… vous avez plus d’une qualité ? Certains habitants n’ont pas pu s’y résoudre. Pourquoi se limiter quand on peut être meilleur encore ?

Elle adresse un sourire plein de charme à Tobias.

  • Mais il s’agissait, pour les dictateurs, qu’ils ne soient pas meilleurs qu’. Sans quoi, ils ne pouvaient plus contrôler ces « bons » citoyens, trop intelligents pour être soumis, trop curieux pour être sages. Personnellement, j’ai été très étonnée de savoir que quatre-vingt-quinze pourcents des tests révélaient une compatibilité de l’individu à sa faction d’origine. Ou alors, ces statistiques volontairement erronées étaient diffusées à la population, pour les conditionner à une normalité imposée ? C’est pourquoi l’efficacité du test a été remise en question et le sérum réévalué par nos scientifiques depuis. Il est d’autant plus fiable aujourd’hui que plus aucune pression n’est mise sur la population, ni pour s’y soumettre, ni pour obtenir un résultat attendu.

Quelqu’un tousse dans la salle. Tris avance d’un pas lent, de long en large, en croisant ses doigts entre eux, et en les tordant dans tous les sens pour favoriser sa concentration. Tout en marchant, elle passe d’un rai de lumière pâle à l’ombre du mur. Au passage, elle jette un œil sur son plan, posé sur le bureau.

  • La seconde erreur commise a été, je crois, de considérer que les valeurs d’un individu ne changent jamais, et que le choix d’une faction était définitivement le bon dès le départ. Or, il a depuis toujours pourtant été prouvé que l’histoire, le vécu, l’environnement d’un individu influent sur son comportement, ses aptitudes et donc, sur les valeurs qu’il peut défendre aux différentes étapes de sa vie. Les adolescents de seize ans, modelés par une éducation confinée à une seule faction, devaient faire un choix sans retour possible, engageant leur vie entière. Une majorité ont pu s’intégrer dans leur faction et y vivre normalement, mais pendant combien de temps sans frustration ? Et combien ont souffert d’un mauvais choix ? Combien de suicides, de personnes enfermées dans leur mal-être ?

Tris s’aperçoit que, dans les gradins, les étudiants la suivent des yeux, passant d’un côté à l’autre de la salle. Absorbée dans son récit, elle reprend conscience qu’à ce moment précis des dizaines de paires d’yeux qui la scrutent et l’écoutent. Elle n’aurait jamais cru ça possible, quand Johanna lui a demandé de rendre public son compte-rendu. Elle s’était même demandé si elle ne voulait pas la tester. Cela fait plusieurs secondes qu’elle n’a pas parlé, dans un silence religieux, et elle s’assoit sur le bureau pour continuer.


La jeune fille essaie de rassembler ses idées, et d’oublier le monde qui la fixe. Elle tente de considérer cet exposé comme une réflexion, qu’elle se ferait à elle-même, toute seule. Contrôler son rythme cardiaque, et gérer ce que l’on a devant soi, comme une vraie Audacieuse…

  • La troisième est que les fondateurs ont remplacé une dictature consumériste et guidée par la recherche de la perfection génétique par une autre, tyrannique, isolationniste et partant du postulat que la déficience génétique est inacceptable. Ils ont privé les gens de la valeur commune à laquelle tous aspirent : la liberté. Ils ont de plus, favorisé une consanguinité qui ne pouvait que retarder la guérison des gènes humains des abus auxquels ils avaient été soumis avant la Grande Paix. Ils ont encore une fois pêché par orgueil en pensant le système parfait, et en ont exclu ceux qui ne pouvaient pas s’y adapter. En voulant inclure tout le monde dans un modèle, ils ont créé l’exclusion, volontaire ou non, du système.

Une main se lève. Tris désigne l’étudiant et attend la question :

  • Etes-vous favorable au rétablissement des factions ?

  • Je crois que le système des factions a pu correspondre et fournir un cadre de vie acceptable, voire satisfaisant pour un grand nombre de personnes pendant des décennies. En ce sens, qui suis-je pour condamner un tel système ? Mais cette organisation a exclu, banni, des milliers d’êtres humains, les Sans-faction, et les Divergents, les familles de la Marge, les condamnant à la misère, à l’exclusion sociale, voire à la mort. Qui suis-je donc pour cautionner ce même système ? Donc, pour répondre à votre question, je suis favorable à un système de factions tolérant, non avec les valeurs qu’il établit dans chaque groupe – car un cadre sans respect ne sert à rien –, mais avec ses détracteurs. Un système qui sanctionne avec justice les écarts, qui autorise le changement de faction au gré de l’évolution de l’individu, si cela est nécessaire. Et surtout, je serais favorable à un système de factions qui ne soit ni imposé, ni interdit. Dans le passé, il a existé aux Etats-Unis de nombreuses communautés dont les individus se regroupaient par affinité religieuse ou culturelle. Il faut, à mon avis, admettre une société où, naturellement, par instinct grégaire peut-être, les êtres humains peuvent souhaiter se regrouper en fonction de valeurs communes. A condition que rien ne les y oblige, qu’ils ne l’imposent à personne d’autre, qu’ils ne soient pas sanctionnés de les quitter, ou d’en changer. En tant que simple citoyenne, j’ai demandé au conseil de la Gouvernance de les réintégrer dans la vie de la cité, sous cette forme tolérante et démocratique, car je pense qu’elles donneront un cadre à ceux d’entre nous, dont moi, qui en auront besoin pour guider leur vision de la vie. Un vote aura lieu bientôt à ce sujet, le résultat sera publié dans les journaux.

  • Les factions, c’est l’esclavage ! crie quelqu’un dans les gradins.

Tris jette un œil vers l’endroit d’où est venu la voix, mais ne parvient pas à identifier son auteur.

  • Qui que vous soyez, j’espère que vous entrerez au gouvernement ! répond Tris avec vigueur.

Quelques rires fusent.

  • Les gens qui pensent comme vous, car vous pouvez être sûr qu’il y en a d’autres, auront besoin d’un représentant, qui exprimera ses opinions, et contribuera, par son vote, et ses arguments à éviter que les factions, si elles existaient à nouveau, ne s’enferment dans un système de type carcéral, et dans l’intolérance. Car c’est ainsi que je le vois, ce nouveau système : différent. L’ancien système des factions interdisait d’exprimer même l’idée de s’y opposer, c’était politiquement incorrect. Et le politiquement correct, c’est une forme de dictature du silence. Aujourd’hui, vous avez le droit de penser – et de dire – cela sans risquer de sanction, ou d’exclusion. Vous avez même le droit de créer un groupe, que vous pourrez appeler les « Libertaires », ou les « Affranchis » par exemple, puisque vous assimilez les factions à de l’esclavage. Pensez simplement qu’esclavage implique la contrainte. C’était le cas, et ce n’est pas ce en quoi je crois pour l’avenir. L’anarchie, comme modèle de vie refusant les règles autoritaires, et promouvant l’égalité et la propriété commune auto-gérée, ne tient pas compte d’une caractéristique de la nature humaine : les communautés humaines, quelles qu’elles soient, ont toujours fonctionné, depuis l’aube de l’humanité, dans un système comportant des représentants ou des décideurs, dans des sociétés de type patriarcal ou matriarcal, mono ou polycaméralistes. L’Histoire ne connaît pas de société libertaire réussie. Mais les êtres humains évoluent, à l’échelle des ères, alors pourquoi n’inventeriez-vous pas cette société si vous le pensez possible ? Mais en fait, de quoi parliez-vous ? Des factions ou du système des factions ? Car je pense qu’il faut les distinguer. En soi, les factions véhiculent des valeurs humaines des plus louables. Elles font ressortir les qualités humaines que chacun a en lui-même. C’est la façon dont on a organisé la société avec elles, qui a pêché. Moi, j’ai envie de fonder la faction des Divergents, pour ceux qui ne peuvent se limiter aux valeurs d’un seul groupe de personnes. Pour qu’ils puissent se sentir chez eux quelque part, et non pas chez eux partout, car ce n’est pas la même chose. Pour qu’ils aient un foyer, un endroit où se retrouver, où partager des valeurs communes, une recette de gâteau ou de boisson à partager, à défendre dans l’humour, un symbole sur le mur du bâtiment qui abritera leur siège, leur maison, leur refuge. Une faction des Divergents dans laquelle les Divergents ne seront pas obligés d’aller, s’ils préfèrent aller dans une autre, ou dans aucune.

  • Et vous en seriez le leader ? demande une voix au fond de la salle.

  • Non, j’ai beau être Divergente, j’ai choisi les Audacieux… Pour l’instant ! Je ne cherche pas à me créer une carrière ou une position indue. Je souhaite pour tous un choix qui corresponde à la vraie personnalité qu’on a au fond de soi. Peut-être que les factions ne sont pas nécessaires ? Je crois qu’elles sont des structures instinctivement humaines. Quoi qu’on puisse reprocher aux factions, ce n’était pas une idée nouvelle. Les factions existaient déjà avant la Grande Paix.

Un murmure étonné parcourt à nouveau l’assistance.

  • Ces factions étaient autodéterminées, et vouées à la guerre et à la destruction. Le terme faction avait toujours une connotation guerrière. On incluait sous ce nom, les gangs, c’est-à-dire des groupes de jeunes délinquants qui avaient un mode de vie binaire : tuer ou se faire tuer. Sans jamais envisager d’autre façon de concevoir la vie. Les factions désignaient aussi des groupes militaires ou politiques extrémistes qui échappaient aux autorités ou les combattaient. Je crois que le Bureau a repris ce terme pour lui donner enfin un sens pacifique, démontant de fait la réputation des belliqueux, qui se réservaient le terme avec une gloire morbide.

Un autre étudiant demande la parole :

  • Croyez-vous que seulement cinq factions représentent les valeurs globales auxquelles doivent aspirer les sociétés ?

Tris réfléchit un instant. Elle s’approche de son petit ami en souriant et se plante devant lui en plongeant ses yeux dans les siens.

  • Si, comme moi, vous trouvez une personne qui aspire, et qui parvient, à cumuler la gentillesse, le courage, l’abnégation, la sincérité et l’intelligence, surtout de la laissez pas s’enfuir : vous ne trouverez pas mieux !

L’amphithéâtre résonne de rires et de commentaires à voix basse. Un sifflet fuse, sans doute un étudiant ou un spectateur qui, plus que les autres, connaît Tobias ou Tris. Au premier rang, le jeune homme secoue la tête et sourit à sa belle amie qui ne l’a pas quitté des yeux en prononçant cette réponse.

  • Mais si je devais répondre sérieusement, je dirais qu’il doit y avoir autant de factions que vous, ou tout autre individu, trouveriez de raisons d’en créer, si cela permet aux hommes d’être heureux, de respecter toute vie, d’avoir des valeurs de bien. Je pense que se créeront autant de factions qu’on essaiera d’en dissoudre, parce que l’Homme est un animal grégaire, qu’il ressent la nécessité de se rapprocher d’un groupe aux mêmes aspirations. C’est le cas depuis l’aube de l’Humanité. Autant, donc, proposer des factions vertueuses, pour éviter que les vicieuses n’aient trop de place pour naître.

Même les plus farouches opposants aux factions parmi les étudiants n’émettent pas une objection à cette proposition. Comme si la société venait de trouver sa science exacte. Le silence enfle pour occuper tout l’espace. Une question qui déchire ce mutisme fait sursauter quelques penseurs absorbés.

  • Est-ce que vous êtes Divergente comme Beatrice Prior ? demande une étudiante au second rang.

  • Oui. Mais alors que ma sœur a fait évoluer sa Divergence de trois à cinq factions compatibles de par son vécu, je suis… née avec la compatibilité à toutes.

Les yeux au sol, Tris réfléchit un instant puis elle mime avec ses deux mains la forme pointue d’une montagne. Elle hésite à oser ce à quoi elle vient de penser. Ça ne fait pas partie de son travail de recherche, mais ça vient de lui traverser l’esprit, elle jette un œil à son professeur installé au premier rang, tout à droite de l’amphi. Décontracté sur son siège, il suit des yeux l’évolution de Tris, griffonnant par moment quelques mots sur son carnet. Il ne trouvera pas cette affirmation dans son rapport, mais Tris se lance tout de même.

  • Nous sommes tous Divergents, assène-t-elle soudain en se redressant.

Des murmures tantôt désapprobateurs tantôt étonnés parcourent la salle. Tout en promenant ses mains placées en éminence pointue devant les gradins, elle explique :

  • Tout comme une pyramide qui serait coupée en cinq portions horizontales et parallèles, nous sommes tous faits des cinq valeurs principales, au moins, caractérisant les factions. La portion de base, la plus large, domine notre comportement, et correspond à notre valeur la plus forte. Puis la seconde, un peu moins large, et ainsi de suite.

Tris resserre un peu ses mains pour former un pic plus pointu, plus aigu au sommet.

  • Nos compétences varient d’un individu à l’autre et aussi, d’une période à l’autre de notre existence, les portions pouvant s’inverser en fonction de notre volonté et de notre vécu. Le test déterminait notre faction de base, à l’âge de seize ans, quand les autres capacités étaient plus discrètes.

Tris écarte à nouveau ses mains en gardant le bout de ses doigts joint, et en formant cette fois une montagne à base évasée, de toute la longueur de ses avant-bras.

  • Mais si la base de nos compétences était assez large, plusieurs valeurs pouvaient être suffisamment détectables pour que le test les relève. Je pense donc que nous sommes tous Divergents, c’est juste que le test n’était pas assez sensible pour le découvrir.

Cette théorie soulève une onde de murmures dans tout l’amphithéâtre. Au premier rang, Tobias, qui n’avait jamais entendu l’opinion de Tris à ce sujet, ouvre la bouche de stupéfaction. En deux phrases, la jeune fille propose la paix entre les gens, une théorie qui panse les plaies de ceux qui se sont terrés pendant des décennies en se croyant anormaux.


Une autre question fuse au milieu de la grande salle :

  • Avez-vous subi le test ?

  • Non, les factions étaient abolies quand je suis… arrivée, le test d’origine n’était plus utilisé, et j’ai suivi une initiation d’Audacieuse. C’est le scanner à main qui m’a détectée Divergente à cent pour cent. Repasser le même test ne m’aurait rien apporté et le résultat aurait été faussé par mes capacités d’Audacieuse acquises à l’entraînement. Je savais déjà ce que je voulais faire, avec qui je voulais être, dans quel groupe m’épanouir, comme vous pouvez le voir à ma tenue. Cela m’amène à un pilier de ce que pouvait apporter aux habitants le système des factions : le sentiment d’appartenance. Rares sont les humains qui veulent délibérément vivre seuls et libres de toute attache, et cela ne les rend pas moins légitimes. Le système des factions était bien sûr basé sur la volonté utopiste de contrôler et éliminer les mauvais penchants humains, mais aussi à offrir à tout individu un groupe auquel s’identifier, en compensation des sacrifices consentis. L’unité était forte au sein de chaque faction, elles offraient un asile, un refuge, une famille d’adoption aux membres, une panoplie de règles communes, une certaine symbiose sociale. Mais dans le même temps, pour certains, elle créait une souffrance, une énorme frustration de devoir abandonner leur famille : « la faction avant les liens du sang ». Cette contrainte, inhumaine en soi, a contribué à déstabiliser les factions, car certains habitants refusant de faire un choix qui les éloignerait de leur famille, ont pu choisir une faction qui ne leur correspondait pas, par amour familial ou conjugal. L’amour ne peut pas être contrôlé, on ne peut ni s’obliger, ni s’empêcher de le ressentir, ou empêcher quelqu’un d’autre de le ressentir.

Tris arrête son regard sur Tobias, tous deux savent qu’ils ont eu un jour cette conversation. Le feu lui monte aux joues, à la gorge, à la tête. Elle s’émerveille encore une fois de l’inépuisable réservoir d’amour et d’émotion que constitue sa relation avec le jeune homme. Elle doit détourner ses yeux pour revenir à son discours.

  • Un système qui nierait l’amour entre deux personnes, ou entre parents et enfants, ne peut mener qu’à la révolte, à la négation, à la fuite, ou pire… à la mort. Pourtant, même après tout cela, tous ces drames, ces sacrifices, il reste encore un sentiment qui fait se relever des peuples entiers, qui pousse à donner la vie même au milieu de guerres, comme cela s’est produit tout au long des décennies, parmi les Sans-faction par exemple. L’espoir. Les dictateurs n’ont que des armes extrêmes contre l’espoir, tellement il est puissant : l’extermination, ou… le sérum d’oubli, pour empêcher les gens de se souvenir, d’espérer. L’espoir n’est pas que bénéfique, puisque l’espoir de l’immortalité, ou de la perfection génétique, a poussé les hommes à des excès qui l’ont détruit. Mais l’espoir de pouvoir survivre, retrouver les êtres aimés, de sauver des vies aussi, celui-là est un moteur et a reconstruit notre société, il nous fouette chaque matin. A nous de la préserver cette société nouvelle, de la faire grandir. Notre groupe ne se limite plus à Chicago, nous le savons maintenant, elle est donc à reconstruire avec des espoirs encore plus grands, ceux des autres villes et peuples, même si c’est difficile, je suis sûre que c’est possible. Nous avons rencontré des gens loin de Chicago, ils nous ressemblent, en tous points. Pour redevenir des êtres vivants « humains » au sens psychologique du terme, il faut abandonner la quête désespérée des choses qui nous rendraient de meilleurs humains génétiques.

  • Facile pour vous ! Vous êtes Divergente à cent pour cent et génétiquement pure ! lance une étudiante dans la salle.

La conférencière peut comprendre l’amertume de certains citoyens martyrisés pour leur déficience ou leur Divergence. Sa connaissance des thèmes de recherche des scientifiques qu’elle a côtoyés pendant des mois la rend consciente des colères et incompréhensions résiduelles qui demeurent encore ancrées au cœur des gens. Elle tente d’expliquer :

  • J’ai passé des mois au centre d’Etude de la Divergence, à côtoyer des scientifiques. J’ai réalisé ce que signifie être génétiquement pur. Pur. Ce mot peut sembler laudatif, positif, enviable. Mais en réalité, qu’a-t-il impliqué pour les populations ? Le plus grand auto-génocide de l’histoire de l’humanité. La recherche de la pureté génétique, c’est-à-dire la disparition de gênes porteurs de maladies mortelles, d’handicaps, de vieillissement, en résumé, la recherche de l’immortalité s’est révélée être paradoxalement la plus mortelle quête jamais inventée. Seules des catastrophes géologiques ou naturelles majeures, comme l’explosion d’un super-volcan, ou un événement comme celui qui a provoqué la disparition des dinosaures et d’une bonne partie de tous les autres êtres vivants sur terre – la chute d’une méga-météorite – pourraient faire pire que ce que la recherche de la pureté génétique a produit. Vous avez plus de chances de mourir d’un retour de cette quête de pureté que de toutes les maladies qu’elle voulait éradiquer ! Donc voilà ce que je suis et que vous trouvez enviable : mortelle, sujette aux maladies encore incurables, et dotée d’une espérance de vie peut-être plus courte que la vôtre.

Le brouhaha se réveille à nouveau parmi l’auditoire, auquel la jeune fille donne une onde d’amplification en demandant :

  • Ma Divergence me donne en outre une responsabilité d’exemple que je me sens bien incapable d’assumer. Trouvez-vous toujours ma position enviable ?

Tris s’interrompt pour se demander si elle doit parler de ce qu’elle a mentionné, juste après, dans son rapport. Mais c’est écrit, c’est qu’elle le pense, et elle se lance.

  • Jeanine Matthews était sans doute la plus humaine de nous tous.

L’amphithéâtre enfle cette fois d’un murmure sourd de réprobation.

  • Oh, pas au sens « bon, charitable, compatissant et sensible ». Mais humaine, au sens de la génétique. Le système des factions, pur et dur, qu’elle défendait si âprement, personne n’en était plus éloigné qu’elle. Cette nature humaine qu’elle voulait tant combattre, elle en était pétrie de son côté le plus sombre. Dans la préhistoire, une branche de l’humanité avait un cerveau conçu pour appliquer strictement un ensemble de règles établies, transmises de génération en génération, et qui assuraient la sécurité, la survie de l’espèce. Aucun d’entre eux n’envisageait de changer ou même infléchir aucune des habitudes, des normes, dans lesquelles ils avaient été élevés. Leur vie entière était consacrée à en appliquer strictement les principes, et à les transmettre à leur clan, à leur progéniture. Aucun n’aurait imaginé sortir du rang, se rebeller. Rien de ce qui les entourait ne devait sortir du cadre qu’ils connaissaient. Pendant des siècles, ils ont traversé les âges en appliquant strictement leurs principes immuables, jusqu’à bannir et rejeter toute différence, y compris parmi les leurs. Les enfants nés anormaux étaient abandonnés. Ces gens étaient incapables d’avoir une idée nouvelle, d’imaginer, d’inventer. La mémoire ancestrale avec laquelle ils naissaient guidait l’entièreté de leur vie, de leur comportement. Or, incapables de s’adapter aux changements, d’innover, ce peuple a disparu dans sa pureté originelle, car le monde a évolué, et qu’ils n’ont pas su s’y adapter. Pourtant, ce peuple ancestral – les Neandertal – ont croisé, dans la fin de leur règne, une autre branche de l’humanité, qui avait évolué en parallèle. Des membres de cette branche – les Cro-Magnon – ont parfois physiquement rencontré les derniers Neandertal. Là où ces derniers appliquaient une morale sans faille, les Cro-Magnon, en inventant, ont créé la Divergence...

Tris laisse l’assistance réaliser où elle voulait en venir en discourant sur la Préhistoire.

  • Les hommes de Cro-Magnon naissaient sans cette mémoire ancestrale, sans connaissances héritées, avec un esprit vide, prêt à se remplir d’apprentissages, de nouveauté, d’inventions, d’audace, d’essais plus ou moins couronnés de succès. Leur esprit plus ouvert leur a permis de s’adapter aux évolutions sociales, géologiques, climatiques. Mais ils naissaient aussi sans valeurs héréditaires qu’il leur aurait suffi d’appliquer. Leur cerveau, vide à la naissance, pouvait être rempli de bon, comme de mauvais. Nous tous, ici, descendons de ces hommes de Cro-Magnon, plus évolués, plus inventifs, plus intelligents, plus tolérants et ouverts aux idées nouvelles. Et aussi plus brutaux, guerriers, fourbes… Certains se sont adonnés au meurtre et… au viol, y compris sur des membres des clans Neandertal… Les Cro-Magnon ont admis dans leurs rangs les enfants métisses des deux peuples, là où les les abandonnaient à la naissance, effrayés par leur différence. Nous tous, ici, descendons potentiellement soit des Cro-Magnon purs, soit des enfants métisses rescapés de la disparition de la branche la plus obtuse de leurs ancêtres. Quel rapport me direz-vous ? Jeanine Matthews ne prônait rien de moins que le retour aux valeurs uniformes, transmises, incontournables, immuables, qui réglaient la vie des Neandertal. Le retour à ce comportement qui a fait d’eux involontairement des êtres humains génétiquement purs, sans différences, sans Divergence, mais qui les a menés à la disparition faute d’ouverture d’esprit… Son obstination aveugle était celle de ce peuple disparu.

Nombreux sont les auditeurs, dans l’assistance, qui ricanent à la comparaison entre Jeanine Matthews et le peuple disparu des Neandertal. Mais aucun ne parvient à trouver de faille dans cette analogie stupéfiante.

  • Une société qui reviendrait à ces valeurs de pureté, d’exclusion de la différence, à cette rigidité comportementale, serait immanquablement menée à sa perte. Jeanine était aveuglée par la perfection elle aussi. Or cet objectif, à l’échelle de l’humanité, ou même d’un peuple, est inatteignable. Les hommes de Cro-Magnon avaient des règles, car toute société en a, mais ils ont su les adapter, les discuter, les voter même. Ils ont dû lutter contre leurs délinquants, contre l’intolérance, mais ils ont accepté au fil des siècles, de le faire. Ils ont sauvé leur espèce, la nôtre, par ce comportement. Mais nous portons, dans nos gènes, aussi, les traces des valeurs rigides morales des Neandertal, dont nous devons retenir la sagesse. Malgré son quotient intellectuel élevé, Jeanine était rétrograde et a imprégné son comportement du refus de la différence hérité de nos ancêtres les plus draconiens. Quoi qu’on fasse, on ne peut pas lutter contre le capital génétique avec lequel on est né sans en payer le prix. Mais on peut influencer nos penchants, par la raison, l’expérience, le partage. En utilisant la nature humaine, dans son côté clair, contre elle-même, dans son côté sombre. Et inversement. La Divergence existe depuis la nuit des temps, et les fondateurs avaient compris qu’elle était la solution ultime contre les abus scientifiques que les hommes se sont auto-infligés. Ils ont choisi un moyen expéditif pour que l’humanité, par elle-même, se rende compte de son importance, et de son omniprésence. A nous de ne pas reproduire nos erreurs.

Tris reprend son souffle un instant. Habitée par son discours, elle s’est laissé entraîner dans son propre exposé.

  • J’ai découvert un texte qui avait bien sûr été caché aux habitants des factions, puisqu’ils se pensaient seuls au monde. Un texte qui doit vous permettre de vous sentir appartenir à la faction du monde, à celle des Etats-Unis, à celle de Chicago, à celle de votre famille, à celle des étudiants, ou à tout autre groupe qui vous apporterait le bonheur. Il vous poussera peut-être à construire la démocratie de cette ville, et à y participer. C’est la Constitution des Etats-Unis. Peut-être doit-elle être rénovée, modernisée, adaptée aux souffrances, aux guerres passées, aux réalités du présent, aux projets d’avenir ? Lancez-vous, si vous le pensez, avec des mots, des idées, des actions au bénéfice de tous, et aussi pour vous. Car ce texte dit que la société a besoin de nous tous, de vous, pro-factions, anti-factions, sans opinion, parce qu’il vous désigne comme son origine, il vous montre du doigt, il commence par « Nous, le peuple » et ne fait pas de distinction dans sa composition.

Tris descend de son perchoir, elle éteint le micro, signifiant la fin de son exposé. Elle respire un grand coup.


C’est terminé.


Tout au fond de l’amphithéâtre, l’un des deux hommes qui accompagnent Johanna se lève et se met, seul, à applaudir, bruyamment, régulièrement, énergiquement, sans faiblir. Johanna et le second homme l’imitent, puis Tobias, debout au premier rang, et Jonah, et tout l’amphithéâtre se met à enfler du vrombissement puissant des mains qui se frappent l’une contre l’autre. Son professeur de sociologie, levé, s’est joint à l’assistance. Quelques sifflets longs et chantants fusent pour accompagner les vibrations de l’air de la pièce qui parviennent par vagues à Tris. Les tressaillements lui semblent se répercuter dans tout son corps, remontent le long de son buste et serrent soudain sa gorge d’émotion. Au fond de l’amphithéâtre, l’homme qui avait lancé le mouvement est le dernier à éteindre ses applaudissements. Pendant plusieurs minutes, les étudiants rangent leurs affaires et coulissent le long des bancs, se répartissent dans les allées et les escaliers pour rejoindre la sortie, dans un brouhaha persistant. Le professeur, presque ex-membre du gouvernement de Chicago puisque Mark doit le remplacer, félicite la jeune fille avant de quitter l’amphithéâtre et Tris rejoint Tobias et Jonah au premier rang.

  • Quel succès ! raille Tobias.

  • Tu as aimé ? demande Tris avec un sourire gêné.

  • J’aime presque tout ce que tu dis, la taquine-t-il, mais il reprend son sérieux pour lui dire : c’était… juste et beau.

  • Bravo, gamine, dit Jonah sur un ton jovial. Tu devrais aller raconter ça aux bureaucrates de la capitale !

  • C’est précisément ce que j’allais proposer à Mademoiselle Prior, cher Monsieur ! dit une voix d’homme près d’eux.

Tous les regards se tournent vers l’homme qui les rejoint. Il s’agit de l’un des deux accompagnateurs de Johanna, qui s’était installé tout en haut de la salle de cours. Il est grand, souriant, les cheveux châtains grisonnants sur les tempes, et de séduisantes rides en patte d’oie au coin de ses yeux rieurs. Son teint plutôt pâle révèle un emploi plutôt institutionnel qu’au grand air. Il porte des chaussures noires brillantes et un pantalon noir d’une facture rare à Chicago. Sa chemise, dont la couleur bleu clair rappelle celle de ses yeux, est modestement ouverte au col. Négligemment, il se sert de son index comme d’un porte-manteau pour retenir sa veste posée sur son épaule et pendant dans son dos. L’homme, l’air très sûr de lui, offre sa main droite à serrer à Tris. Elle la saisit avec un certain étonnement et se laisse presque secouer par la poigne du nouvel arrivant. Johanna, près de lui, fait les présentations :

  • Monsieur, permettez-moi de vous présenter Tris Prior, notre conférencière du jour, conseillère consultante de la gouvernance de Chicago.

  • Mademoiselle, c’est un honneur de vous rencontrer, je suis très impressionné par votre exposé ! Et par vos réalisations dans cette ville !

  • Voici Tobias Eaton, son compagnon, et Jonah Johnson, le grand-père de Monsieur Eaton, poursuit Johanna.

L’homme serre toutes les mains qui se tendent vers lui.

  • Mes amis, je vous prie d’accueillir Monsieur Thomas Harper, de Washington, qui nous fait l’honneur de venir spécialement écouter Tris et discuter avec la gouvernance de Chicago de tout ce qui s’y est passé depuis deux ans.

  • Washington ? s’étonne Tobias. Vous êtes venu de Washington pour nous parler ?

  • Certainement ! Et j’en suis très heureux ! Votre réputation a largement dépassé les limites de votre clôture !

  • Excusez-moi, monsieur Harper, mais comment êtes-vous venu de Washington ? insiste le compagnon de Tris.

  • En avion ! Les liaisons aériennes entre les grandes villes reprennent partiellement, et j’ai pu utiliser la piste de l’ancien aéroport Midway de Chicago, réutilisé par le Bureau du Bien-Être génétique, précise l’homme.

Tobias acquiesce en signe de compréhension. Tris, le regard bas, semble dans ses pensées, le nom de l’homme lui paraît presque familier, mais comment cela se pourrait-il ? Elle n’a jamais quitté Chicago pour une autre grande ville, mis à part Milwaukee !


Le petit fils de Jonah lui jette un œil et se demande ce qui préoccupe soudain sa petite amie. Tout-à-coup, elle relève la tête, les yeux ronds de stupéfaction. Elle vient de réaliser où elle avait déjà vu le nom de cet homme : dans le dossier de Johanna, destiné à demander une aide pour le projet Résurgence et l’expédition. Ce nom…

  • Vous êtes le Président, Monsieur Harper, n’est-ce-pas ? demande Tris sur un ton calme.

  • Le Président des Etats-Unis nous honore de sa visite, confirme Johanna avec un sourire en hochant la tête.

  • Le Président ? reprend Tobias sidéré.

  • Ah ben vous tombez bien, on a plein de choses à vous demander ! clame Jonah avec la candeur des personnes âgées délivrées de tout frein social.

  • Je vous écouterai avec plaisir, Monsieur Johnson. Dans un premier temps, je tiens à féliciter Mademoiselle Prior pour son intervention édifiante ! Etes-vous enseignante à temps plein ?

  • Oh non, Monsieur ! Tout comme les gens n’aiment pas être privés de liberté, ils n’aiment pas non plus être privés d’information, ou d’esprit critique. A la demande de mon amie Johanna Reyes, j’ai simplement partagé une expérience vécue avec la relève, ce qui me sert aussi à valider mon diplôme, répond simplement Tris en souriant.

  • Formidable ! Je serais très heureux, Mademoiselle Prior, si vous acceptiez d’être missionnée par le gouvernement des Etats-Unis pour partager votre expérience dans d’autres cités et les aider à se relever de terribles guerres civiles et dissensions sociales, à commencer par Washington !

  • Vous voulez m’embaucher pour parler !? Monsieur, je pense que vous êtes entouré d’un grand nombre de personnes qui sauraient faire cela mieux que moi ! conteste Tris. Tout ce que j’ai dit est enregistré, et pourrait être réutilisé.

  • Pour parler, réfléchir et me proposer des solutions ! Rien ne vaut le contact direct, pour croire ce qu’on entend, et bénéficier de l’expérience vivante de révolutionnaires tels que vous ! Je vous en prie, réfléchissez à ma proposition, Mademoiselle Prior. Je suis sûre que cette mission de voyages conviendrait à un esprit curieux et inventif tel que le vôtre !

Le Président a touché précisément la corde sensible de Tris, apprendre, continuer à apprendre, elle ne veut que ça... Ou plutôt, presque que ça… Tobias s’est figé, en retrait de Tris, il a l’impression de tomber dans un gouffre, de s’enfoncer dans une faille béante sous ses pieds, de regarder disparaître sa bien-aimée au loin sans rien pouvoir faire pour la retenir. Son cœur se soulève en une nausée qui envahit sa bouche et lui donne le vertige. Comment Tris pourrait-elle refuser une telle offre ? Il se sent soudain maudit par la vie. Après la guerre, la culpabilité, c’est la Présidence des Etats-Unis d’Amérique qui est en train de lui voler l’amour de sa vie…

  • Monsieur le Président, dit Tris, je suis très honorée de votre confiance, mais vous vous apercevriez vite que je ne suis personne, sans les gens qui m’entourent. J’ai la chance d’avoir une famille, des amis. Ils sont mon air et mon énergie.

  • Tris ! essaie d’interrompre Tobias, qui s’accroche à la dernière lueur de lucidité qui lui reste.

En aucun cas, il ne veut être un frein à la vie inespérée que le Président offre à sa petite amie. La jeune fille lui jette un regard déterminé et inflexible.

  • Vous êtes une redoutable stratège, Mademoiselle Prior ! Loin de moi l’idée de détruire une alchimie qui fonctionne si bien, et de contredire par ma proposition, la théorie que vous avez si bien défendue dans votre exposé ! Je suis certain que les compétences des gens qui vous accompagneront, quelles qu’elles soient – permettez-moi de parler au futur – sauront avantageusement être transférées à Washington, ou dans la cité de votre choix, si vous me promettez de venir me voir souvent !

En arrière, Tris tend sa main vers Tobias pour qu’il y glisse la sienne. Au grand soulagement de la jeune fille, il noue ses doigts aux siens fortement, et s’approche de son épaule.

  • J’ai besoin de réfléchir, Monsieur, avec mon compagnon et les gens qui m’entourent. Mais je vous remercie pour cette offre très généreuse.

  • Parfait ! Je reste deux jours à Chicago, j’espère qu’il sera possible de vous associer tous les deux à chacun de nos repas et réunions de travail ! dit le Président Harper en regardant Johanna pour s’assurer de la faisabilité de sa demande.

Johanna acquiesce de la tête en souriant avec gratitude.

  • Monsieur Eaton ? Qu’en pensez-vous ? reprend le Président

  • Je me rangerai à chacune des décisions de Tris, Monsieur le Président. J’ai compris depuis longtemps que je devais lui faire confiance, aveuglément… répond Tobias.

  • Vous êtes trop modeste, Monsieur Eaton ! Je suis sûr de la réciprocité de vos décisions ! Monsieur Johnson, je serais ravi de vous avoir à ma table aussi pour dîner, à vingt heures. Je serai à votre écoute toute particulière !

  • Gamin, trouve-moi un costume ! lance Jonah à son petit-fils, provoquant l’hilarité générale.

Le Président serre à nouveau les mains de ses interlocuteurs puis s’éloigne aux côtés de Johanna, suivi de près par son garde du corps.

  • Vous aviez raison, Madame Reyes, ces deux-là sont inséparables ! glisse le Président à l’oreille de Johanna en s’éloignant.

  • Oui, Monsieur le Président, je crois que c’est évident ! répond la dirigeante de la ville.

Le Président n’a pas encore quitté l’amphithéâtre que Tobias empoigne Tris en l’entourant de ses bras, et la soulève pour l’embrasser furieusement.

  • T’es incroyable !S’il y avait eu des martiens dans la salle, tu les aurais certainement convaincus aussi ! lui glisse-t-il admiratif. C’est une chance incroyable qu’il t’offre là !

Tranquillement, la nouvelle diplômée entoure le cou de son petit ami et lui pose un baiser sur la bouche.

  • Aucune proposition ne m’intéresse, si je ne suis pas avec toi. Je veux que nous en discutions à tête reposée, toi et moi, et aussi avec nos amis, et notre famille, ok ? Tout ce dont je pouvais rêver est ici à Chicago avec vous tous, je ne veux rien perdre de tout ça… murmure Tris contre sa joue.

  • J’ai eu très peur que le Président t’emmène loin de moi, lui murmure Tobias à l’oreille en serrant de toutes ses forces ses bras autour de son buste.

  • Jamais, lui répond Tris en lui rendant son étreinte.

  • Fais pas ta montagne inflexible, petiote, votre vie, elle est à Washington et ailleurs, maintenant. Quant au reste, chez vous, ce sera mieux qu’ici ! grogne le vieil homme derrière Tobias en les regardant avec embarras s’embrasser à pleine bouche.

  • Quoi que tu décides, Tris, je t’aime, dit Tobias d’un ton solennel en prenant le visage de sa petite amie dans ses mains et en la fixant intensément. Que penses-tu de cette proposition du Président, vraiment ?

  • C’est… tentant ! avoue Tris.

  • Il est venu en avion, hein… se plaint Tobias en grimaçant. Une vie de voyages… ça me réjouit d’avance !

  • Je te distrairai pendant les trajets, j’ai déjà expérimenté ça…

  • Ok… Alors, a priori, on y va ?

  • Peut-être bien.

  • Tris ? souffle-t-il dans son oreille.

  • Oui ? répond-elle, le sang battant dans ses veines comme à chaque fois qu’il colle le moindre centimètre de peau contre la sienne.

  • Veux-tu m’épouser et me faire l’honneur de me donner ton nom ?

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